Culture, pouvoirs et société en France: ce faux Moyen Age obscurantiste

28/03/2014 08:38

Culture, pouvoirs et société en France:

ce faux Moyen Age obscurantiste

Introduction

 

I) Education et enseignement en France à la fin du Moyen Age: l'absence d'un système éducatif médiévale

 

II) Supports et instrumentalisation de la culture de la société française à la fin du Moyen-Age

 

III) Culture et autorités en France à la fin du Moyen-Age

 

Conclusion

Introduction

 

Depuis la période de l'humanisme, le Moyen Age français est représenté comme une période obscurantiste, sombre et dure. Etudier les interactions entre la culture, la société et les pouvoirs en France à la fin du Moyen Age soit au XIVème et XVème siècle remet littéralement en cause cette vision erronée. En effet, l'étude de cette période révèle au contraire une grande évolution dans les corps d'éducation et d'apprentissage ainsi que dans les supports de la culture et leur utilisation. De plus, analyser les rapports entre ces trois entités, c'est aussi observer la récupération de la culture par les pouvoirs pour régner sur la société et donc mettre en valeur des mécanismes d'instrumentalisation de la culture, qu'il s'agisse d'art, de science, de religion, de magie voire d'écriture sous toutes ses formes. C'est pour montrer ces divers phénomènes que ce sujet sera abordé selon trois points dans une démarche chrono-thématique. Un premier sera consacré à l'éducation et l'enseignement à cette période et partira ainsi de la base du développement de la culture au sens restreint du terme. Puis, un deuxième s'adonnera à l'étude des supports et de leur instrumentalisation par les pouvoirs et montrera ainsi l'évolution des supports et objets de la culture à cette période et les interactions avec la société et les pouvoirs. Celui-ci amènera naturellement à une troisième point montrant l'impact de ce phénomène dans les rapports entre culture et autorités et l'évolution du comportement des autorités.

 

I) Education et enseignement en France à la fin du Moyen Age

 

Il faut se rappeler que la vie est courte au Moyen-Age entre la peste, les famines et les guerres et que la notion même d'espérance de vie y est trompeuse car la population française entre le XIVème et le XVème siècle était plus vieille qu'on ne le pense. En effet, l'âge médian à Reims en 1422 était de 25-26 ans, bien qu'à l'échelle du royaume un enfant sur deux ne parvenait pas à l'âge adulte, et la vieillesse commence à partir de 40 ans, la barrière étant ici purement psychologique car elle se justifie par le fait qu'il était courant de porter le deuil ou de mourir à cet âge. Des conceptions savantes sont même formulées à cette période. La plus répandue demeure celle d'Isidore de Séville dans son ouvrage Etymologiae qui fait la distinction suivante:

 

Infantia (enfance)

-7ans

Pueritia (jeunesse)

7-14 ans

Adulescentia (adolescence)

14-28 ans

Juventus (adulescence)

28-50 ans

Gravitas (première vieillesse)

50-70 ans

Senectus (deuxième vieillesse)

Plus de 70 ans

Senium (sénilité)

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Cette idée se heurte au sentiment que les Hommes vivent moins vieux au XIIIème siècle. Ainsi, l'encyclopédiste franciscain Barthélémy l'Anglais en 1240 ne donne pas d'âge pour la juventus et la gravitas et place la fin de la senectus soit à 70 ans soit à la mort. Thomas d'Aquin et Jean Gerson font, quant à eux, commencer la senectus à 50 ans et le senium à 70 ans, escamotant la gravitas. La jeunesse et la vieillesse correspondent donc dans la tradition savante à des critères quantitatifs contradictoires et variés mais en un temps où l'on ne connait sa date de naissance qu'approximativement et où la jeunesse n'est pas qu'une question d'âge puisqu'il faut notamment tenir compte du mariage ou d'une scolarité plus ou moins achevée. Or, force est de constater que la fin de la jeunesse recule car l'âge du mariage est de plus en plus retardé et tourne en moyenne autour de 26 ans pour les hommes et 22 ans pour les femmes. Cela a pour conséquence directe et évidente une période de baisse de la fécondité des ménages puisqu'ils se constituent de plus en plus tardivement. De manière générale, l'âge d'autorité et d'influence à la fin du Moyen Age est de 40 ans dans les sociétés politiques et le monde des lettrés est dominé par des quinquagénaires et des personnes plus âgées encore. Ainsi, la société française est une société globalement jeune mais dominée par des vieux en matière de culture.

Sur ce tableau de base de la société française à la fin du Moyen Age et de ses âges, il devient possible de décrire l'encadrement de l'éducation, qui, c'est indéniable, n'est pas organisé en système éducatif. Le cadre initial reste la famille de l'enfant elle-même. De 0 à 7 ans, l'enfant était confié aux femmes, le plus souvent les mères et les servantes, la mise en nourrice étant principalement une pratique des milieux aisés refusant l'allaitement qui était vu comme un signe de pauvreté (malgré les recommandations de savants comme Nicole Oresme et Jean Gerson). A partir de 7 ans, l'enfant atteint l'âge dit de raison et de discernement, et peut donc se fiancer ou entrer dans un monastère pour se faire moine, et peut travailler. C'était aussi à cet âge que commençait à être autorisés les châtiments corporels selon Barthélémy l'Anglais en cas de vol, de violence ou de blasphème. Pour ce qui est de l'enseignement élémentaire, on doit tout d'abord constater qu'il n'y aucune séparation entre l'enseignement primaire et secondaire. Il y a une multiplicité des types d'établissements d'enseignement qui, en majorité, semblent être des établissements religieux, ce qui n'empêche pas l'apparition d'établissements laïcs au XIIIème siècle en Italie et au XIVème siècle en France. Cet enseignement élémentaire est inégalitaire sur le plan socio-spatial et sexuel puisqu'il est beaucoup mieux assuré en ville pour les garçons. Un certain nombre d'enfants entre à partir de sept ans dans les petites écoles tenues soit par un maître soit par un clerc en ville. Dans la plupart des paroisses rurales, on trouve des petites écoles avec des enfants de 9 à 12 ans dirigés par des clercs qui ne sont que rarement gradués et qui n'ont pas le titre de maître. Les sources sont beaucoup plus abondante pour les écoles urbaines et nous révèlent que des maîtres sont chargés d'enseigner les rudiments de la religion, de la grammaire, ou des mathématiques pour des élèves généralement trop jeunes ou trop peu instruits pour aller à l'université, et ce sur la base du manuel latin le Donat, puis d'autres manuels si l'élève poursuit ensuite ses études. Le cour en école urbaine se déroule classiquement ainsi: un maître assis lit le Donat et des enfants assis sur la paille ou un petit banc pour les plus riches écoutent (on ne sait pas s'ils disposaient d'un manuel). L'enseignement est donc en grande partie oral et les enfants doivent être capables d'apprendre par coeur des livres entiers. Notons en outre que les écoles ne sont pas mixtes et que, si la plupart des filles ne vont pas à l'école, certaines dans les villes peuvent recevoir des enseignements par un enseignant qui est normalement une femme. Dans les années 1330, plusieurs milliers d'enfants suivaient des cours dans des écoles de grammaire et de calcul. Ainsi, à Chartres, compte plusieurs écoles renommées au XIIème siècle, dont six petites écoles en dehors de l'école de l'évêché, chacune dirigée par un maître-clerc qui a des élèves aussi bien externes que pensionnaires (auprès desquels il exige un écolage ou rétribution scolaire). On ne compte pas dans ces six écoles l’école des enfants de chœur, que le chantre et le chapitre de la cathédrale de Chartre confient à un maître de grammaire et un maître de mathématique. L'équivalent de ces écoles se retrouve dans des villes non universitaires comme Soissons ou Dijon. Les maitres de ces écoles sont censés être au moins bacheliers et enseignent le Trivium et le Quadrivium. On a des exemples sur des écoles du sud de la France qui se basent sur le modèle italien, où les communes rétribuent elles même le maître. La base de l’enseignement est la même que dans les écoles du nord: la grammaire latine, les rudiments de logique et la morale chrétienne sont enseignées, et la langue d’oc est interdite au sein de l’école. Il est impossible de chiffrer le nombre de lisant écrivant mais il est très probable, vu la part de plus en plus importante de l’écrit dans la vie sociale, que ce nombre ait augmenté pendant la période.

La majorité canonique est atteinte à 14 ans pour les garçons et les 12 ans pour les filles. En ville, l'entrée dans l'apprentissage est beaucoup plus tardif qu'à la campagne: 12 ans à Reims contre 15-16 ans à Orléans ou à Toulouse. L’apprenti peut être placé au pair comme un serviteur, payer son apprentissage ou passer une sorte de contrat de louage et percevoir éventuellement un salaire. Les sources judiciaires de l'époque révèlent que l'accès aux métiers était de plus en plus difficile et héréditaire: celui qui n'est pas le fils du maître dans une corporation a très peu de chances de devenir maître à son tour en somme. Cette difficulté est contournée par les compagnons qui se chargent de former des apprentis et de faire des tours de France. Les fraternités, les corporations religieuses, progressent très fortement depuis le XIIIème siècle en particulier dans les villes et constituent un élément important de la vie sociale et religieuse. On peut aussi remarquer l'existence de parodies de confréries religieuses, fraternités de jeunesse, composées de jeunes célibataires de 18 à 35 ans qui sont des moyens de régulation sociales dont les méthodes sont parfois musclées et problématiques: charivari, viols collectifs de fille réputées de petite vertu et les concubines des prêtres. Cette école de la rue joue un rôle important et le chef perçoit une taxe sur les prostituées. Pour le jeune noble, on note quelques différences. Gilles de Rome recommande qu'à partir de 7 ans celui-ci doit être entrainé à la lutte, au jeu de pelote, à la grammaire et à la logique et qu'à partir de 12-14 ans il apprenne les armes soit avec sa famille, soit avec son père ou un parent, soit un allié, un seigneur, qui est alors chargé de le nourrir jusqu'à 17-20 ans. Pour les jeunes filles nobles, on insiste sur la puissance du mari, l'amour maternel pour chaque enfant, et les risques de la stérilité, de la bâtardise et de l'inceste. La sexualité de l'adulescentia commence à être prise en compte par les moralistes. Jean Gerson s'attaque au problème de la masturbation dont la pratique augmente du fait de l'allongement du célibat. De même, le bordel entretenu par les autorités princières et municipales connaît son apogée et contribue à l'apprentissage de la sexualité et à limiter les violences sexuelles sur les femmes mariées ou à marier. Pour les filles à marier, on impose la chasteté sans marge de manoeuvre possible contrairement aux garçons (bien qu'il n'y ait pas de véritable approuvement).

Au XIIIème siècle, il n'existait que trois universités: Paris, Toulouse et Montpellier. Orléans n'est qu'un centre d'étude important dans le domaine du droit romain à l'époque. L'université d'Angers est véritablement fondée en 1337 sur les bases d'un centre d'étude angevin prospère au siècle précédent. Quant à Avignon, l'université est fondée en 1303. On constate onze fondations d'universités au XIVème et XVème siècle qui marquent un progrès ou une régression. Ainsi, sous l'impulsion du pape Jean XXII, originaire de Cahors, est fondée une université dans sa ville natale, mais dont la notoriété recule à la mort de son fondateur. A cela s'ajoutent notamment la fondation d'université à Grenoble en 1339 et Orange en 1365. D'autres sont fondées au XVème siècle mais la plupart n'ont pas eu une grande influence. La multiplication des universités est un phénomène qu’on observe partout à la fin du Moyen Age et qui se distingue selon plusieurs caractéristiques essentielles. La première est qu'elles sont pour la majorité le fruit d'une initiative politique du roi de France, d'Angleterre et des pouvoirs laïcs en générale. Ce n'est qu'a posteriori qu'une bulle pontificale vient légaliser officiellement l'existence de ces universités essentiellement axées sur le droit et destinées à donner aux rois des gens compétents en droit canon et en droit civique. Le recrutement est en outre de plus en plus régional: seule l'université de Paris est de niveau international, la plupart des universités nouvellement créées ont une aire de recrutement se cantonnant aux diocèses limitrophes, ce qui n'empêchent pas certaines d'entre-elles d'être très dynamiques comme Poitiers ou Caen. La deuxième caractéristique est le renforcement du réseau universitaire qui est aussi dû à la création de nouvelles facultés théologiques dans plusieurs universités, parfois anciennes comme à Toulouse ou Avignon. En outre, la fin du Moyen Age voit se multiplier les collèges: c’est une institution charitable fondée soit par un grand ecclésiastique, soit par un membre de la haute noblesse qui vise à donner à des étudiants réputés pauvres le gîte et le couvert. Ce n’est qu’au XVème que l’enseignement dans les collèges s’est fortement développés.

Le collège de Navarre reste le plus célèbres de ces collèges parisiens. Il a été fondé en 1304 grâce à Jeanne Ière de Navarre, épouse de Philippe le Bel, à la place de son hôtel qu'elle avait cédé pour établir un lieu d'étude accueillant les étudiants de sa province. La première pierre a été posée le 12 avril 1309. L'entrée était ouverte à tous les Français pauvres, en théorie sans regard sur la naissance, la famille ou l'âge, qui se destinaient à l'étude de la grammaire, de la logique et de la théologie (à l'exclusion de la médecine et du droit). L'établissement était dirigé, dès les origines, par un grand maître supervisant les études des pensionnaires et conservait la protection royale. Entre 1360 et 1418, à la fin du règne de Jean II, sous les règnes de Charles V et de Charles VI, le collège de Navarre est le plus dynamique et a contribué à nourrir un nombre important de grands intellectuels comme Nicole Oresme. C’est donc un type particulier de grand collège qui n’accueille ni médecins, ni juristes, ni petits écoliers. On compte aussi des collèges spéciaux pour des écoliers: à Paris, le collège de l'Ave Maria appelé aussi collège de Hubant, du nom de son fondateur Jean de Hubant, président de la Chambre des enquêtes du Parlement de Paris, est fondé en 1339 ce collège et est réservé aux jeunes garçons pauvres du village natal de Hubant dans le Béarnais.

La vie étudiante est écrite de manière assez précise dans le manuscrit original et illustré des statuts du collège. Les étudiants ont entre 8 et 16 ans, les bâtiments comportent une chapelle, un dortoir, 4 chambres, deux salles de classe, une petite bibliothèque avec une cinquantaine de volumes, certains des ouvrages sont enchainés. Les enfants dorment à deux par lits, le maitre a 21 ans et est assisté par le chanoine. Les écoliers s’occupent à l’apprentissage de la vie sociale: charité publique, prière et liturgie, et enseignement. Ce collège est donc un centre d’enseignement essentiellement élémentaire. Ainsi, dès 8 ans, les enfants apprennent à réciter les trois prières fondamentales (credo, pater et Ave Maria), puis le psautier et la grammaire latine. Ils apprennent les mathématiques. Dans la bibliothèque, on trouve un ars dictandi, manuel pour faire de belles lettres en latin, une traduction française de la vie d’Enée d’Ovide. Puis, ils travaillent la logique à l’aide de manuels de logique appelés sophismata: recueils de sophismes, de raisonnements sophistiques. A Toulouse, le collège de Périgord est fondé en 1360 par Hélie de Talleyrand Périgord, un protecteur des franciscain, pour une vingtaine d'étudiants en arts et droit civil et canonique. On a des renseignements très complets concernant le régime alimentaire: chaque étudiant reçoit 1 kilo de pain par jour, 2 litres de vin, 50 grammes de fèves, 37g de poix, 80g de viande fraiche ou salée, du fromage, 10 fruits secs, soit au total l’équivalent de 4000 calories par jour. Les collèges sont théoriquement destinés aux étudiants les plus pauvres. Cependant à cause du clientélisme, les pauvres sont le plus souvent minoritaires. De plus, les collégiens sont très minoritaires par rapport aux étudiants (sur 4000 étudiants à Paris, il n’y a qu’un peu plus de 600 boursiers dans les collèges). Dans les villes universitaires comme Orléans, il n’y a pas du tout de collège, mais il y a des hôtels pour étudiants qui sont payants et des maisons appartenant à des religieux, laïcs ou professeurs qui logent les étudiants moyennant finances. Les étudiants sont donc aussi aisés à Orléans. En outre, il s'agit clairement d'institutions élitistes. En effet, les universités de la fin du Moyen Age sont davantage des moyens de reproduction des élites sociales que des moyens de production. Autant qu'on puisse le savoir, la majorité des étudiants est issues de classes privilégiées, au moins dans les universités du Midi. Les nobles sont minoritaires par rapport à l’ensemble des étudiants, y compris dans le Midi où on sait qu’il y a entre 3 et 7% des étudiants qui sont de naissance noble. L’université d’Orléans devient un studium aristocratique pour les étudiants issus des Pays Bas. Les nobles se trouvent surtout dans les facultés de droit où ils se préparent à des carrières ecclésiastiques. Ils sont une minorité importante. Les pauvres sont a priori tout aussi minoritaires, quoiqu’en proportions très variables: 3% à Avignon au 15ème, 17% des bacheliers de la nation anglo-allemande au 14-15ème. Ces chiffres sont d’autant plus d’interprétation délicate que la notion de pauvre étudiant est avant tout institutionnelle. Cette notion désigne à la fin du Moyen Age celui qui "se trouvant dans une situation financière difficile obtient de l’Université une dispense ou une réduction des droits universitaires". Mais il y a des étudiants réellement pauvres (Jean Gerson, François Villon..). Les facultés des arts et de théologie ont sans doute un recrutement social plus large que les facultés de droit. En dehors des nobles et des pauvres, les étudiants semblent avoir été surtout des fils de marchands et d’officiers, et des neveux d’ecclésiastique: des héritiers des classes sociales privilégiés.

On compte deux facteurs essentiels à ce phénomène. Le premier est évidemment le coût élevé des études pour les étudiants non boursiers lié au prix des livres (même si les manuscrits en papier coûte globalement moins cher que les manuscrits en parchemin). Le système de la pecia permet de faire circuler par cahiers séparés les cours d’un professeur, et de les louer. Ce système est authentifié pour des manuscrits d’Aristote, mais n’est pas généralisé à tous les auteurs au programme. Il est dû aussi aux examens, en particulier à l’obtention des grades terminaux. Le second facteur est la longueur des études qui est un critère important d'écrémage, même si la durée est très inégale. On estime que les études d’arts libéraux durent six ans et, de fait, que l'on commence généralement. à 14 ans pour finir à 20 ans en moyenne. Les études supérieures dans les différentes facultés de Paris durent cinq années supplémentaires (20 à 25 ans) pour avoir accès à la licence et à la maîtrise. Le doctorat est encore plus long: on arrive à une dizaine d’années d’étude. Dans les facultés méridionales, elles durent de dix à treize ans. A Orléans, selon Eustache Deschamps, les études de droit durent huit ans. En revanche, les études de médecine étaient plus courtes: cinq à six ans à Montpellier. Dans le cas des études de médecine à Montpellier, des études d’arts libéraux étaient préalablement obligatoires. Ainsi, tous les médecins formés à Montpellier étaient formés aux arts libéraux. Les études durent longtemps mais il y a une forte volonté au XVème de les écourter le plus possible. De fait; les durées sont de moins en moins respectées dans les faits. Un certain nombre d’étudiants obtiennent des dispenses. Quant au caractère sélectif des études, il est absolument indéniable. Les études de droit sont fortement sélectives. Le taux de réussite des juristes au baccalauréat est entre 20 et 70%. Le taux de succès à la licence en droit vogue quant à lui entre 5 et 30% selon les cas. On sait aussi que les études de droit canon sont encore plus sélectives que celles de droit civil.

L'étude des carrières révèle toutefois que la possession d'un diplôme universitaire n'est pas un critère de réussite sociale déterminant. L'Eglise a ouvert ses hautes charges aux diplômés de l'université. De plus, les papes français d’Avignon sont tous eux même d’anciens universitaires, et ont une politique favorable aux universitaires et universités. Ils ont accueilli dans les services de la justice pontificale de nombreux universitaires. On trouve aussi beaucoup d’universitaires parmi les évêques. Parmi les auxiliaires de l’évêque, l’official (juge du tribunal épiscopal) est toujours un gradué en droit canon. Celui-ci joue un rôle de régulation social extrêmement important. Du côté des chanoines réguliers ou séculiers, la plupart sont gradués. Mais, au service de l’Etat où l’on retrouve une assez forte proportion de clercs, la pénétration des gradués semble avoir été moindre par rapport au haut clergé. Il y a peu de gradués parmi les gens de finances, car l’université ne forme pas aux finances. La plupart des chambellans sont très rarement gradués. Parmi les capitaines de guerre, peu de gradués. La majorité des universitaires se trouvent parmi les gens de justice, surtout à l’échelon suprême du Parlement de Paris qui nait en tant que Cour Suprême de justice du Royaume, et traite en dernière instance tous les appels et en première instance les cas royaux. Mais, à l’échelon local, dans les sénéchaussées et les bailliages, il y a peu de gradués. Il faut donc noter le caractère relatif du brassage social opéré par les universités françaises à la fin du Moyen Age. La plupart du temps, l'université n'est pas un moyen d'ascension social puisque les étudiant sont pour la plupart issus de milieux privilégiés. La promotion sociale des gradués relève même davantage de la reproduction sociale. Les offices et les charges revenant aux gradués sont rarement des postes de commandement. On confie plutôt aux universitaires des postes exigeant des compétences techniques, juridiques et rhétoriques qu'ils sont seuls à posséder. Ainsi, les légistes de Philippe le Bel comme Guillaume de Nogaret ou Pierre de Belleperche sont pour la plupart des juristes du Midi, formés à Montpellier. Ils ont un rôle très important dans le gouvernement, sont à la première place dans les grandes affaires de l'Etat, notamment dans les grands procès politiques contre Boniface VIII. Ces légistes jouent un rôle fondamental, mais ils ne sont jamais seuls car dans le conseil de Philippe le Bel, il y a des gens qui ont des compétences parfois techniques mais qui ne sont pas des légistes. Le XIIIème siècle a vu l'apogée de la scolastique mais c'est suivi d'une crise démographique et sociale à la fin du Moyen Age, joins à des problèmes politiques. Toutefois, on peut dire que la culture universitaire française connaît encore un certain prestige.

L’université, ayant été impliquée dans les affaires du schisme, a néanmoins vu son influence se réduire. A partir de 1378, une partie des étudiants et des maîtres anglais et allemands qui étaient partisans du Pape de Rome ont dû quitter l’université. L’aspect universel de l’université de Paris en a de fait pris un coup. Paradoxalement, cette université a continué de plus belle de jouer un rôle politique essentiel, et en profitant du schisme, elle a affirmé sa prééminence doctrinale. En 1394, le Pape à Avignon, Benoit XIII (Pedro de Luna), promet de tout faire pour résoudre les problèmes du schisme, mais en vain. L’université de Paris, qui avait pris ses promesses au sérieux, a cependant joué un rôle essentiel dans la soustraction d’obédience: les membres de l’université et les représentants de l’ensemble du clergé français a voté à une très forte majorité la soustraction d’obédience à Benoit XIII tout en refusant de reconnaître le Pape de Rome. Cette soustraction d'obédience est connue de par les bulletins de vote conservés qui montrent que les clercs s'exprimaient soit en français soit en latin et justifiaient leurs votes. Le 19 septembre 1398, la faculté de théologie de l'université de Paris énonce un avis officiel (determinatio). En 1413 est émise l'ordonnance cabochienne: une branche réformiste du parti bourguignon soutient l’émeute des bouchers de Paris. C’est l’apogée d’un mouvement visant à l’élection des officiers royaux aux dépends de leur seule nomination et visant à faire de la royauté une sorte de monarchie tempérée. Ils jouent un rôle très important pour transformer aussi l’Eglise en monarchie tempérée: Frequens et Sacro Sancta. Il s'agit de montrer que le pouvoir du concile est supérieur au pouvoir du Pape.

Il y a un rôle croissant des gradués en tant qu'intermédiaires culturels entre les élites et la population. Les canaux de diffusion sont multiples: la prédication avec une action déterminante des prédicateurs et des confesseurs mendiants dans la diffusion des valeurs morales et religieuses, mais aussi des séculiers. En outre, L’ABC des Simples Gens résume en deux pages la doctrine chrétienne. Il y a aussi un rôle très important des officiers royaux et des clercs de cour dans l’opinion publique. Enfin, une partie des maitres d’école étaient gradués. Les universités et les autorités entretiennent toutefois des rapports ambigus. On constate en effet une certaine autonomie des universités par rapport aux ecclésiastiques et de bons rapports entre la papauté française et l’université d’Avignon, même pendant le schisme, les universités du Midi étant généralement en faveur de Rome. Les rapports se sont cependant tendus lors de la montée du gallicanisme. Il y a ainsi eu une deuxième soustraction d’obédience en 1408. En 1438 a même lieu la pragmatique sanction de Bourges. La situation est réglée par le concordat de Bologne en 1516. Avec les municipalités urbaines, les rapports sont assez distendus. Il y a une continuation de l’hostilité traditionnelle, très fréquente entre bourgeois et étudiants. Les rixes qui existaient déjà au XIIIème siècle continuent. A Orléans, les bourgeois de la ville supportent mal les étudiants. On note même une amorce de municipalisation de certaines zones universitaires. Au cours de cette période, les rois affirment leur protection aux universités. Celles-ci se voient concédées par les pouvoirs royaux des titres ronflants, qui n'empêchent pas pour autant des conflits entre elles et le pouvoir royal. Dès lors, la tutelle du pouvoir royal sur les universités s’accroit fortement, entrainant alors des rapports hiérarchiques défavorables à l’université et un contrôle croissant de la justice royale à l’égard des clercs de l’université. Les réformes universitaires qui ont lieu au XVème siècle montrent ainsi qu’à la suite de la collaboration de l‘université de Paris avec l’envahisseur anglais et bourguignon, elle a été sanctionnée par le pouvoir royal. On fait en outre la chasse aux faux étudiants et on tente de renforcer la discipline par le biais de la généralisation de l’internat dans les collèges. Mais; ces réformes ne sont appliquées que partiellement, comme le montrent des textes postérieurs à 1552 qui continuent à dénoncer les méfaits des étudiants libres. En 1470, Louis XI fait expulser de Paris les étudiants sujets du duc de Bourgogne Charles le Téméraire. En 1474, il fait même interdire par voie d’ordonnance l’enseignement jugé subjectif de Guillaume d’Ockham, renforçant alors l'obligation de l’enseignement d’Aristote. Il y a une volonté sans précédent de la part du pouvoir royal d’intervenir sur le contenu doctrinal de ce qui est enseigné à l’université, au point qu'en 1499, sous Louis XII, la grève est interdite à l’université et est assimilée à un crime de lèse-majesté. De ces structures d'acquisition du savoir, des objets et supports de la culture ont été créé et ceux-ci ont connu un phénomène d'instrumentalisation par les détenteurs du pouvoir, ce qui se voit par l'évolution des livres et surtout des bibliothèques.

II) Supports et instrumentalisation de la culture de la société française à la fin du Moyen-Age

 

La typologie des bibliothèques occidentales peut s'organiser en trois blocs principaux selon Frédéric Barbier. Le premier regroupe les bibliothèques communautaires, voyant s'affirmer, à côté du modèle traditionnel de l'abbaye ou du chapitre, celui en partie nouveau des écoles, de l'université et des collèges (les pratiques relevant d'une ouverture relativement plus large à la population urbaine restent exceptionnelles. Viennent ensuite les bibliothèques princières, dont certaines peuvent aussi avoir une utilisation communautaire (pour l'usage du prince et de ses familiers) mais qui présente toujours une dimension de distinction socio-politique. Enfin, la période de 968 à 1439 a aussi vu l'essor des bibliothèques privées. Les croisades jouent un rôle majeur dans les processus de transferts entre l'Orient et l'Occident, et le point vaut aussi dans le domaine des bibliothèques. A son retour, Louis XI fait le premier établir une bibliothèque au troisième étage de la chapelle du Palais, à côté de la Sainte-Chapelle: une salle donnant sur le Trésor des Chartes accueille un ensemble de manuscrits à contenu exclusivement religieux, Bible et traités pratistiques. Pourtant, la collection reste toujours de l'ordre du bien privé, et, après la mort du roi, elle est dispersée principalement au profit de maisons religieuses et de ses successeurs qui parviennent à se doter de petites bibliothèques avant que Charle V n'organise une bibliothèque proto-institutionnelle. Celle-ci se désagrège d'ailleurs à la mort du roi parce qu'elle reste toujours plus attachée à la personne du souverain qu'à la monarchie. Ainsi, nombre de manuscrits passent dans les collections d'Anjou et de Berry ou sont complètement perdus. Au final, les manuscrits subsistant sont remis au duc de Bedford en 1429 et envoyés par celui-ci à Londres, puis d'autres sont rachetés par les princes français prisonniers. La bibliothèque de Charles V a toutefois innové sur quatre points en lien avec la politique et ce de manière décisive. Tout d'abord, elle a permis de fonder un modèle: la bibliothèque devient vite un attribut de la fonction du souverain et les livres deviennent un élément de distinction jouant dans la construction de la figure du prince comme prince des lettres. Elle devient de fait instrument du gouvernement, s'agissant tant de la documentation que de la réflexion politique, dans laquelle la langue vernaculaire a une grande place. Il s'agit en outre d'une collection d'une grande richesse et d'un haut-lieu d'invention et d'application de techniques spécifiques de gestion, qu'il s'agisse de la nomination de ce spécialiste qu'est le bibliothécaire, du classement des volumes, de leur description ou de leur utilisation. Enfin, le modèle du roi de France a été imité par des gens de sa famille, ses descendants, la plupart des personnes importantes du royaume voire certains princes étrangers. Dans cette tendance à l'imitation, il faut toutefois noter que les bibliothèques des princesses sont beaucoup moins nombreuses et beaucoup plus riches en livres religieux, notamment en livre d'Heures, et en grande partie en français (les femmes n'étant pas censées savoir le latin aussi bien que les hommes), et sont plutôt dirigées vers la littérature et le divertissement, même si on peut y retrouver quelques ouvrages savants en langue vulgaire et que quelques exceptions comme Clémence de Hongrie se retrouvent.

Plus généralement, le Moyen Age tardif voit s'imposer une conjoncture peu à peu renouvelée dans le domaine de l'écrit et du livre. C'est d'abord la "renaissance scribale" avec la montée de la demande, la multiplication des petites écoles et autres structures et institutions d'enseignement et la diffusion d'un nouveau support: le papier. Au XIVème siècle, le souci se fait plus sensible chez les intellectuels, derrière Pétrarque, de revenir à un texte original, et on commence à constituer de nouvelles bibliothèques de référence. Au même moment, la recherche technique se poursuit et permet de produire en nombre documents, images et textes demandés par le public: gravure sur bois, livrets xylographiques, techniques proto-typographiques, puis typographie à caractères mobiles introduit par Gutenberg en Europe. Le monde des bibliothèques n'échappent pas à ces mutations. Le livre se fait moins rare, les échangent se développent, les contenus et pratiques de lecture se déplacent. L'ouverture se manifeste par une forme d'institutionnalisation des bibliothèques, par la mise en place de règlements (notamment à la Sorbonne) et par la spécialisation d'un mobilier approprié à des masses de livres plus grandes et à de nouvelles pratiques de travail. Dans les années 1465, le peintre siennois Giovanni di Paolo donne l'image d'un intellectuel, en principe Saint-Augustin, dans un environnement particulièrement spectaculaire. En effet, il ne s'agit plus de travailler sur une simple table, voire d'écrire sur ses genoux, comme l'iconographie traditionnelle en donne de nombreux exemples, mais de disposer d'un meuble spécialisé: un pupitre à plusieurs niveaux, surmontant lui-même un double-armoire à livres, tandis que d'autres rayonnages sont sur la droite. Le savant est environné de livres qu'il a, au sens propre à portée de main, illustrant à la fois l'existence d'une pratique de lecture extensive dont les historiens spécialisés ont placé l'apparition beaucoup plus tard (au XVIIIème siècle), et le rôle dévolu au texte: c'est l'invention de la philologie au sens allemand du terme soit la référence absolue au texte et au travail critique sur le texte, avec l'apprentissage des trois langues bibliques (latin, grec, hébreu). Enfin, cette société soumise, pour la première fois dans l'Histoire de l'Occident, à une densification croissante de la circulation des informations et au développement d'un système de médias de masse, est dans le même temps tournée vers l'extérieur et la philologie ainsi que la référence greco-latine sont plus que jamais à l'ordre du jour: la translatio studii couronne désormais l'Occident qui s'impose comme l'espace privilégié de l'écriture, de la recherche savante, des livres et des bibliothèques, mais dont le centre parisien se perd à la fin du Moyen Age.

A cette période a en outre lieu une mutation des mentalités, un passage qui se voit dans ces manuscrits et ses incunables de la magie à la science, un passage qui n'est pas une sécularisation totale ni une rupture achevée, mais une évolution qui s'esquisse. Ce sujet de recherche a, il y a longtemps, été lancé par l'historien américain et professeur à l'Université de Columbia L. Thorndike qui a montré l'intérêt (des gens de la fin du Moyen Age français ont étudié la science et la magie, ce qui n'est pas une évidence), l'évolution et les limites de ce phénomène méconnu jusqu'alors. Il faut tout d'abord garder à l'esprit que le sens moderne du mot "science" n'est pas complètement anachronique au Moyen Age: il y a des disciplines qui ont au moins une part proche des sciences modernes. Cependant, la place de l'expérience comme vérification de la théorie développée par la logique ne va pas de soi et n'est pas de mise à cette époque: le mot experientia lui-même n'a pas le sens moderne qu'on lui confère dans le cadre d'une science de type expérimentale et le mot experimentum peut autant désigner une expérience scientifique, qu'une recette, ou un rituel de magie pure. On peut en revanche mener des observations scientifiques à l'aide d'instruments rudimentaires. Ainsi, en astronomie/astrologie occidentale, on pratique une astronomie de calcul à partir de tables astronomiques faites par tel ou tel auteur et qui ne sont que rarement recalculées, ce qui n'a rien à voir avec nos calculs systématiques et explique l'impact de lunette astronomique de Galilée sur la pratique astronomique.

On peut aussi dire que le droit et la théologie sont des savoirs qui ne peuvent pas être qualifiés de sciences mais qui sont aussi rationnels que les arts du quadrivium. Force est toutefois de noter la tentative de Thomas d'Aquin de faire de la théologie la science la plus prestigieuse et une science rationnelle, systématiquement analysée à la lumière de la doctrine d'Aristote, qui a en partie échoué dans la mesure où son discours n'a pas été forcément repris, en particulier par les Franciscains au XIIIème siècle ou encore par Guillaume d'Ockham au XIVème siècle. Mais, si cette théologie n’est pas toujours conçue comme une science rationnelle, il y a quand même toujours un lien entre les sciences naturelles et les sciences occultes, qui essaient d’expliquer que Dieu peut autoriser d’autres personnes à jouer les intermédiaires entre lui et les hommes, d’où la croyance que le savoir magique aurait été confié après la Chute à Adam, pour le consoler d’avoir été chassé du Paradis, par un Ange, que la culture juive appelle Raziel (secret de dieu). Ce savoir aurait été perdu par les enfants d’Adam et retrouvé par Salomon. Plus généralement, le mot "science" peut aussi avoir le sens d'art et certaines personnes parlent alors de sciences quadriviales, de sciences de la terre, ou encore de la science de l'or potable (alchimie). On entendait donc la science à la fin du Moyen Age comme un savoir rationnel qui étudie les phénomènes naturels avec un effort même minimal de systématicité, qui cherche à comprendre l'Univers et les lois naturelles. Quant à la magie, on la définit de nos jours comme l'art de produire, par des procédés occultes, des phénomènes inexplicables naturellement ou qui semblent l'être. Cette définition semble fonctionner dans le cadre médiéval dans lequel on distingue en plus la magie naturelle de la magie spirituelle. La notion de magica naturalis apparaît chez Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, dans ses ouvrages De Legibus et Sectis et De Converso. Il est le premier à montrer que certains événements ne s’expliquent pas par la science mais pas non plus forcément par des causes surnaturelles. Le mot magia n’existe pratiquement pas au Moyen Age et quant à la notion de magie noire, elle n’existe pas en tant que telle. On parle cependant de nigromancia (divination noire) soit la déformation de necromancia (divination par les morts). La nécromancie est très rare au Moyen Age. La nigromancia est presque toujours considérée à la fin du Moyen âge la magie démoniaque. Les deux sont cependant liées, car un démon peut être lié à l’esprit d’un mort, et les deux aiment le sang, etc. Mais le mot nigromance a un sens qui le plus souvent se réfère à la magie en général. La magie naturelle est celle qui par des moyens naturels bien connus du commun des mortels produit des effets qui semblent surnaturels mais qui ne le sont pas. Dans ce domaine, il y a des traités bien connus et qui sans théoriser la magie naturelle, donnent des éléments d’explication (Secreta Alberti). Ces traités semblent avoir été commandés par la papauté pour essayer d’établir ce qui est licite et ce qui est illicite. Enfin, notons que la sorcellerie est partagée par toutes les classes de la société, dans lesquelles il y a des femmes qui en sont accusées. Il y a néanmoins un problème de conscience de soi: le magicien a conscience de lui-même en tant que magicien, mais il est rare qu’il s’assume clairement en public en tant que tel. Les sorciers et les sorcières ne s’assument pas, car la répression est beaucoup plus féroce envers eux qu’envers les magiciens.

De fait, il faut d'emblée abandonner l'idée d'un progrès régulier de la science et d'une élimination de la magie à cette période. L'idée même de progrès est d'ailleurs assez étrangère à l'époque médiévale. Cependant, l'espoir de faire avancer la science se retrouve chez nombre d'auteurs dans le domaine de l'optique à la Cour pontificale du XIIIème siècle, de l'astronomie avec Nicolas Oresme par exemple au XIVème siècle, de la chirurgie ou de l'horlogerie par exemple. On peut distinguer deux périodes sur ce qui concerne le contenu scientifique: entre 1300 et 1380, on pourrait estimer que le mouvement scientifique connait des progrès importants sur l’avancée du XIIIème siècle. On pense aux travaux du chirurgien de Philippe le Bel Henri de Mondeville, qui est le premier à introduire en France dans sa pratique et dans sa théorie qu’il faut avoir recours à une semi-antisepsie des plaies. Les professions de chirurgien et de médecin se séparent, et la chirurgie devient une spécialisation d’ordre pratique qui se sépare de plus en plus de la médecine universitaire théorique au XIVème XVème siècle. Aux alentours de 1320, les tables d'Alphonse X de Castille dite tables alphonsines marquent innovation remarquable. En revanche, elles n'existent plus en tant que tel en Castille: il n’y a plus que les canons (modes d’emploi), sous forme d’un seul exemplaire dans un manuscrit. Ces tables constituent un progrès objectif évident car elles sont adaptables à n'importe quelle région de la chrétienté, alors que les tables de Tolèdes n'étaient adaptées qu'à certains endroits. A la même époque, le professeur de la faculté des Arts et commentateur d'Aristote, Jean Buridan rationalise les mouvements célestes et ce à partir d'un jet d'une pierre, ce qui a eu une portée considérable. La science n’a pas forcément vocation à apporter des certitudes, elle ne peut se contenter que de probabilité, et que la raison humaine à tout intérêt à avouer son incapacité à obtenir par elle-même une connaissance certaine du monde physique. On peut remarquer que dans le domaine des mathématiques, des progrès viennent d’Italie, surtout dans les mathématiques marchandes et l’algèbre en français. Il y a une répression accrue contre la magie mais qui n'est pas linéaire. On en trouve les traces dans une condamnation de la faculté de théologie de l'Université de Paris concernant 28 articles sur la magie et la divination et dans deux ordonnances prononcées sous Charles VIII datant du XVème siècle contre la magie, la divination et leur utilisation à l'usage politique par le roi: le chancelier Guillaume de Rochefort s'inquiétait de voir le roi consulter des magiciens. Le pouvoir royal intervient ainsi sur des affaires qui normalement relèvent de la compétence de l’Eglise. Dans cette mouvance, on peut citer le cas de Simon de Phare qui est condamnée en 1494 tandis que sa bibliothèque est confisquée. Enfin, s'ajoute l’ensemble de l’astrologie judiciaire qui est condamnée par la faculté de théologie et le Parlement.

On peut dresser une typologie de ces savants-magiciens comprenant sept types. Le premier est l'amateur éclairé. Dans une société où les sciences ne constituent pas en soi un métier, son activité scientifique n’est donc pas son gagne-pain, même s’il a pu produire une œuvre dans ce domaine. Ces individus sont la plupart du temps des clercs parfois de haut rang. A un niveau plus modeste, on trouve des amateurs éclairés chez les frères mendiants. Il est aussi éclairé dans le domaine de l’astrologie. Parmi ces amateurs éclairés, il peut y avoir des princes laïcs. Un prince comme Charles V n’a rien écrit lui-même dans le domaine scientifique mais avait un vif intérêt pour l’astronomie et l’astrologie. Quant au deuxième, il s'agit du type englobant les professionnels de haut niveau technique, qui sont de véritables spécialistes dans des domaines particuliers, ou une série de domaines particuliers. C'est le cas de Jean de Murs, qui n’a jamais fait une grande carrière à l’université et qui est resté simple maitre d’estrade à l’université de Paris. Il a eu des ennuis avec la justice dans les années 1310, et rédige à partir de 1319 des traités sur les tables d’astrologie et d’astronomie. C’est aussi un mathématicien qui a composé le quadripartitum numerorum, un spécialiste du calendrier qui a été choisi par le Pape clément VI en 1344 pour être l’un des experts dans un projet de réforme du calendrier. C’est aussi un théoricien de la musique: l’un des premiers théoriciens de l’ars nova (nouvelle forme de musique perfectionnée sur le plan théorique qui connait des développements). C’est aussi un astrologue de haut vol auquel on attribue des prophéties qu’il n’a sans doute jamais écrites. Vient ensuite le savant de niveau moyen. C'est le cas d'Evrart de Conty, médecin qui a écrit des ouvrages en français ainsi qu'une glose sur le livre des échecs amoureux qui est un poème allégorique. Celle-ci est datée de 1400 et il y défend la magie naturelle et l'oppose à la magie naturelle. Pour la première fois quelqu’un admet l’existence d’une magie naturelle. Le quatrième type est le demi-savant, dont le savoir scientifique est médiocre, qui a étudié dans les universités mais qui n'a rien d'autre que la bagout et l'artifice. C'est le cas de Simon de Phares qui prétendait avoir fait des études d'arts libéraux à Paris, puis trois ans d'études de médecine à Montpellier, mais dont l'oeuvre qu'il a rédigée à la fin du XVème siècle ne montre qu'un vernis de savoir médical.

Le cinquième type est celui du magicien lettré. Celui-ci semble assumer plus ou moins clairement son statut de magicien, qui a le titre de maître mais dont on peut se demander s'il a acquis ce titre à l'université ou s'il n'est pas inventé, et qui appartient à ce que Richard Kieckhefer a appelé "clerical underworld" soit le monde d'en dessous. C'est le cas de Jean de Bar, qui semble avoir été considéré comme l’un des membres de l’entourage de Charles VI; en 1398, il est arrêté au mois d’aout dans un bois, et la chronique de Pierre Cochon nous dit qu’il s’y trouvait pour célébrer la messe et faisait divers envoutements, visant à envouter le duc de Bourgogne et désenvouter Charles VI. Il est condamné au bûcher avec une partie de ses livres à une date qui se situe entre le 19 septembre et le 31 octobre 1398 et ses trois disciples sont décapités. Ces magiciens ont servi de pions dans le cadre de règlements de compte entre les parents du roi. Le sixième type est celui du charlatan qui n’a pas fait d’étude supérieure, qui ne sait pas ou peu le latin, qui pratique son art à un tarif avantageux ce qui constitue pour les vraies savants une concurrence déloyale. On a de nombreux cas de procès contre ces charlatans dont le meilleur exemple reste celui de Jean de Domprémi qui est accusé par la faculté de médecine de l’université de Paris en 1423 de pratiquer une médecine illégale auprès de personnalités. Tous ces procès sont répétitifs et montre le caractère étroitement corporatif du monde universitaire, plus particulièrement dans le domaine de la médecine. Domaine assez singulier à la fin du Moyen Age et qui voit son nombre de gradués augmenter. Il y a en effet un encadrement institutionnel et social de la médecine qui est de plus en plus marqué et s’attaque de plus en plus fermement aux empiriques, hommes et femmes. Les travailleurs manuels de la médecine sont les chirurgiens et les barbiers. En 1372, les barbiers parisiens obtiennent outre le droit de saigner le droit de pratiquer la petite chirurgie. Ils ne soignent que les maladies à manifestations externe ou locale, pour les manifestations internes on a recours aux médecins. Parmi ces travailleurs, on a aussi les sages-femmes. On dispose de brevets, qui sont des documents écrits avec des prières dont la finalité principale est la sauvegarde de la femme en couches. Souvent ces brevets sont mis autour du cou ou du ventre de la parturiente. Ils sont aussi, pour un assez grand nombre, destinés à préserver de toute mort subite, pas seulement la mort de la femme en couches, mais aussi de toute mort par strangulation, assassinat, telles des sortes d’assurances multirisques. Il y a dedans des prières attribuées à Charlemagne par exemple, en latin ou en français voire en anglais. Enfin, le dernier type désigne le guérisseur ou la guérisseuse de village ou de ville qui ne sait le plus souvent pas écrire, qui pratique une médecine primaire à base de plantes et de mixtures animales, minérales, végétales, en usant d'incantations magiques qui charment la plaie et arrêtent les blessures, et qui sont diabolisés par les inquisiteurs et les tribunaux laïcs. Ces guérisseurs (ses) ont été des boucs émissaires de la chasse aux sorcières notamment en Italie du Nord, Val d’Aoste, Dauphiné, Suisse, pays vaudois. A partir de 1420, on assiste à un phénomène de popularisation et féminisation de l’accusation de sorcellerie, très variées selon les lieux et les tribunaux: ce qui est mis en cause est la capacité du sorcier à lier ou délier, provoquer des maladies. Les raisons d’aller voir les sorciers sont le plus souvent des cas de désenvoûtements. Il y a des raisons qui expliquent la localité de cette chasse aux sorcières: ce sont des régions avec de très fortes rivalités entre pouvoir local, pouvoir ecclésiastique, pouvoir royal, où on se doit donc d’être d’autant plus vigilants par rapport aux déviances. On retrouve avec la sorcellerie, la magie et leur répression, le phénomène de sur-cristallisation du pouvoir temporel: les pouvoirs laïc se sentent responsables de l’orthodoxie dans ces régions aux frontières avec l’Empire où toutes les déviances sont surévaluées.

Les rapports entre art et pouvoir sont très singuliers dans cette France de la fin du Moyen Age car ils sont dominés par la relation du mécénat. Ce mécénat princier est motivé par de nombreuses raison. Il s'agit tout d'abord d'un moyen d'expression privilégié de la culture de Cour, qui nécessite des moyens financiers parfois considérables. Etre un prince mécène rime donc avec la richesse mais aussi l'endettement. Le roi de France est en général rarement endetté. Ainsi, Charles V dit le Sage était aussi appelé péjorativement le Riche car il constituait un trésor royal fondé sur un impôt dont la noblesse était exemptée, mais qui était payée par la bourgeoisie et le peuple. Son règne a fini par des émeutes antifiscales continuant pendant le début du règne de Charles VI. Les principaux mécènes de la fin du Moyen Age ont été Philippe de Bourgogne, Philippe le Hardi, Jean le Bon, et le duc de Berry. Le mécénat relève d'une conception qui n'est pas explicitement et consciemment représentée par les principes de l'époque. Il marque toutefois la différence entre le collectionneur qui amasse des oeuvres rares sans prendre part à leur création et le mécène qui constitue un trésor en se faisant à la fois client et inspirateur des artistes qu'il engage pour créer les pièces de son trésor. Le mécénat constitue aussi un moyen d'assurer sa position sociale en étalant le luxe avec ostentation. En outre, il s'agit d'une manifestation d'une politique de prestige et une stratégie de distinction. On y recherche un idéal non seulement courtois et chevaleresque mais aussi esthétique voire religieux. Enfin, il s'agit d'un moyen de lutter contre la mort et l'oubli par un investissement dans l'au-delà: par les trésors, le prince assure sa gloire dans la postérité, ce qui est d'autant plus important que la principauté est elle aussi fragile dans la temporalité. On pourrait donc y voir une forme de compensation pour le prince. S'y manifeste en effet l'apogée de l'individu à travers les livres. Cette instrumentalisation n'a pas seulement un impact sur la culture: les structures de pouvoir se modifient aussi et transforment avec elles la société.

 

III) Culture et autorités en France à la fin du Moyen-Age

 

Le Moyen Age français est une période de bureaucratisation et de maturation de la monarchie et des principautés qui imitent la papauté installée à Avignon depuis 1309. C'est le signe et le facteur de la naissance de l'Etat moderne qui se manifeste par la croissance inédite du nombre d'officiers royaux qui passe d'une centaine sous Saint-Louis à 12 000 en 1505 et la multiplication des écritures nécessaires à l'exercice quotidien du pouvoir étatique. Ainsi, entre 1332 et 1333, on expédie à la chancellerie royale quasiment autant de lettres scellées qu'à la chancellerie pontificale d'Avignon et cela augmente sous Charles VI. La maîtrise de la communication écrite est devenue une clé essentielle du pouvoir princier et l'augmentation de la correspondance du prince marque l'expansion de ses prérogatives en matière judiciaire, financière, législative et diplomatique. Gouverner pour le roi comme pour le pape, c'est donc écrire et légiférer de plus en plus, ce qui contribue à hausser le niveau de connaissance des personnes chargés d'exécuter les ordres du roi, même les plus modestes. C'est une performance fruit d'une apogée démographique, donc sans lendemain, mais révélatrice des progrés du pouvoir royal. Le développement des institutions princières calquées sur les institutions royales marque aussi à moindre échelle les étapes de l'évolution de la seigneurie vers l'Etat: les princes se dotent aussi d'une chancellerie, d'un Hôtel, et d'une chambre des comptes ainsi que d'officiers princiers (même si certains sont aussi des officiers royaux). A l'échelon local, l'invasion du droit écrit et le poids augmentant des serviteurs du roi et des princes dans les rapports de force entraînent une prospérité sans précédant des hommes de loi, une promotion des juristes dans la vie municipale et un essor de l'influence des conseils juridiques des vommes; dont l'usage est de plus en plus systématique à partir du milieu du XIVème siècle. L'essor des principautés et des grandes villes du royaume ne doit cependant pas cacher l'essentiel: la bureaucratisation et la centralisation qui vont de pair à cette époque. En effet, en dehors de la parenthèse de 1418-1436, c'est à Paris que sont concentrés tous les grands corps d'Etat et la "mémoire d'Etat" (Philippe Contamine) soit les archives de la monarchie qui comprenaient le Parlement, la Chambre des Comptes, le Trésor des Chartres, le Chatelet, et les textes historiques conservés à l'abbaye de Saint-Denis qui avaient une valeur authentique pour la royauté. Il y a donc dès cette période une prééminence culturelle de Paris.

Paris était déjà considérée comme la capitale du royaume au XIIème siècle, mais la naissance et le rayonnement de l'Université au XIIIème siècle ont fait de la ville la véritable capitale culturelle de l'Occident. On parle même de translatio studii soit un glissement d'importance faisant de Paris le pôle culturel de l'Europe à la place de Rome et d'Athènes entre le XIIIème et le XIVème siècle. Nicole Oresme fait même correspondre à la translatio studii une translatio imperii soit un glissement de pouvoir et d'importance culturelle passant par Babylone, l'Egypte, la Grèce, Rome puis la France, que les astrologues expliquent par l'influence des astres (selon Eustache Deschamps, la Lune préside l'apparition de l'Antéchrist par exemple). La fin du Moyen Age voit le déclin de cette domination qui est ramenée à l'échelle française et non plus européenne, ce qui correspond aussi au déclin de l'Université de Paris. Le Grand Schisme d'Occident (1378-1417) provoque en outre le départ d'enseignants et d'étudiants d'obédience romaine et le schisme royal, suite au Traité de Troyes de 1420. Cela amène à la création d'universités rivales comme Poitiers, Bordeaux ou Caen. Cette situation contribue à réduire l'aire de recrutement des étudiants parisiens à un échelon national voire régional: Paris n'est plus au XVème siècle la grande métropole universitaire européenne de jadis. L'université de Paris n'a cependant jamais eu le monopole de la vie intellectuelle parisienne et les abbayes limitrophes de St-Germain-des-Près, St-Victor et St-Denis voient leur rôle culturel se perpétuer aux XIVème et XVème siècle, notamment dans le domaine de l'Histoire alors qu'il ne s'agit pas d'une discipline universitaire à part entière à cette époque. Le dynamisme culturel de la chancellerie royale remonte au début du XIVème siècle et ne se limite pas au domaine historiographique: c'est le premier humanisme français.

Dans sa forme la plus achevée, l'humanisme désignerait, selon Jean-Patrice Boudet, une attitude intellectuelle se caractérisant par une affirmation de l'Homme en tant qu'individu, par une exaltation de sa liberté face aux autorités et par un goût particulier pour le beau (beau langage, rhétorique classique, esthétique) prenant source dans la culture antique. Mais bien souvent, un auteur dit "humaniste" selon l'historiographie ne l'est au partiellement ou relativement: il n'y a donc pas d'humaniste purs, surtout dans la France de cette époque. Ce premier humanisme français a été un foyer de l'humanisme de l'époque moderne et s'est d'abord manifesté par la volonté d'imiter le modèle culturel italien représenté par Pétrarque (qui était devenu ambassadeur de Jean Le Bon en 1361) et Colucio Salutati. A cela s'ajoutait une certaine sensibilité pour le beau latin et la rhétorique classique. Ce premier humanisme dure même après 1418 car même au milieu du XVème siècle, des occupations humanistes se retrouvent chez des auteurs comme d'Eencio Beltran et Marc-René Jung. Il s'agit toutefois d'un faux départ de l'humanisme français avant 1418 lié à la minceur de l'implantation sociale qui est réduite au milieu des chancelleries dans une tendance au "monocentrisme culturel" (Ezio Ornato) calqué sur la centralisation politique.

Les premiers humanistes français étaient ainsi des clercs de chancellerie et des hommes de Cour au sens des litérateurs de la fin du Moyen Age. Plus qu'au XIIème et XIIIème siècle, les cours royales et princières deviennent à la fin du Moyen Age des lieux privilégiés de la vie en même temps que des sujets favoris d'inspiration littéraire, tant positifs que négatifs. Loin d'attirer l'ensemble des élites, la "société de Cour" chère à Norbert Elias constitue déjà un modèle de civilisation tant encensé que contesté: la Cour est à la fois vue comme un centre de propagande et de légitimation du pouvoir et un lieu de débauche où règnent les apparences, ce qui fait l'objet de nombreux écrits satiriques voire d'autocritiques: c'est le cas du Roman de Renart, oeuvre écrite par des auteurs souvent anonymes en octosyllabes de langue romane composant des récits indépendants critiquant les classes dominantes et dont les premiers poèmes remontent au XIIIème siècle. La Cour royal française de la fin du Moyen Age ne regroupe que quelques personnes et est itinérante car elle suit le roi dans ses pérégrinations. Stimulée et concurrencée jusqu'en 1409 par la Cour pontificale d'Avignon et imitée par des cours princières, notamment celles des parents du roi (ducs de Bourgogne, d'Avignon, du Berry, de Bourbon, d'Orléans, de Bretagne,...). Il y a une certaine continuité entre la société et la culture de Cour de la fin du Moyen Age et celles de l'Ancien Régime. Dans l'une et l'autre, une même classe sociale, la noblesse, un peu domestiquée par le pouvoir royal et concurrencée par l'oligarchie urbaine et la bourgeoisie marchande domine la Cour. Il en ressort une culture de Cour consistant en une forme achevée de la culture noble, chevaleresque et courtoise. Dès lors, l'automne du Moyen Age voit apparaître des phénomènes qui se généralisent ensuite: le modèle curial (courtisans), les relations fondées sur l'apparat, la majesté et l'étiquette, et la place grandissante des cérémonies ainsi que la théâtralisation de la vie quotidienne. Le Cour est donc d'abord un lieu de vie, un moyen de vivre, et, notamment grâce au mécénat royal et princier, un lieu stratégique de création littéraire et artistique, et en même temps un lieu de perdition, de vice, de débauche, d'hypocrisie et de corruption.

Nicole Oresme, dans le prologue de sa traduction de la Politique d'Aristote, se fait le premier auteur français à parler de "sciences politiques" et à les placer sur un pieds d'estale pour toutes les "sciences mundaines". C'est donc avec Charles V et les traductions qu'il a commandé dans son entourage que la science politique est reconnue comme telle et se diffuse dans la culture des hommes de pouvoir. Toutefois, la portée immédiate de ce phénomène capital doit sans doute être relativisée car il ne touche d'abord qu'une petite élite de princes et d'officiers royaux et doit être situé dans un contexte plus large. Ainsi, les miroirs aux princes, textes et iconographie en tout genre représentent de plus en plus des "take off de la culture politique" (J-P Boudet). Formulées en premier lieu par des clercs de la Cour, des laïcs, voire par le prince lui-même, ces idées et croyances sur la nature, l'origine et l'avenir du pouvoir royal et du peuple français qui ont soutenu et accompagné les évolutions de l'Etat s'appliquent à trois domaines principaux: le sentiment national, le pouvoir monarchique, et l'organisation de la société politique. La période qui s'étend du retour de Louis VI et de la croisade de 1254 à l'avènement de Philippe VI de Valois (1328) constitue une étape fondamentale: des innovations majeures dans les conceptions savantes du pouvoir royal et du royaume, et dans les moyens pratiques utilisés par le souverain français pour vaincre ses adversaires (propagande, opinion publique émergente,...) sont mises en place. De cette culture politique naît une mutation singulière de la fin du Moyen Age français: la création d'ordres de chevalerie laïcs. L'expression "ordre de chevalerie" désigne un ordre laïc différents des croisades. Mais le caractère religieux y est important, et le caractère royal/princier ou nobiliaire est ce qui les caractérise dans une société où la noblesse est toujours le Premier ou le Second ordre social, et où la noblesse s’accompagne de la reconnaissance d’un certains nombre de valeurs comme le courage, la fidélité, ou la sagesse. L'idée d'instituer des ordres particuliers de chevalerie dont les membres seraient laïcs percent en effet au XIVème siècle, à partir de 1325. Cela se passe tout d'abord en Castille, où le roi institue l’ordre de la Banda. On note aussi que Louis de Bavière a eu la même idée de créer un ordre de chevalerie. Vers 1340, le dauphin Humbert II joue un rôle important dans la fondation d’un ordre de Sainte-Catherine. Début 1350, les royaumes de France et d’Angleterre ont l‘idée de créer des ordres laïcs de chevalerie. Ainsi, Edouard III, roi d’Angleterre fonde la Compagnie de la Jarretière tandis qu'entre 1351 et 1352 Jean le Bon fonde celui de l’Etoile. Entre la moitié du XIVème et la moitié du XVème siècle, on constate une prolifération d’ordres de chevaleries dans des cadres régionaux ou locaux, sous l’égide d’un grand seigneur ou dans un cadre local dans la moyenne noblesse: ordre de le duc Jean de Bretagne avec l’ordre de Vermine au sud-ouest en Quercy, vers 1380 avec l’ordre du Tiercelet pour souder la région; en 1393, ordre du Porc-épic par Louis d’Orléans (frère cadet de Charles VI); en Auvergne, ordre de la Pomme d’Or; en 1399, ordre de la Dame Blanche; et en 1429 est fondé l’ordre de la Toison d’Or par Philippe le Bon. Enfin, en 1450, René d’Anjou fonde l’ordre du Croissant. Cette prolifération se clôt par la création de l’ordre de Saint-Michel.

Pour comprendre ce phénomène, il faut noter qu'à la fin du Moyen Age, on observe une forme de déclin de la chevalerie traditionnelle, sur le plan quantitatif: seuls certains nobles se font adouber comme chevaliers, l'adoubement étant réservé aux nobles ayant déjà une fortune et une situation importante. Ce sont surtout les aînés qui se font adouber ainsi que les maîtres de seigneurie les plus importants. Les cadets s’en abstiennent et se contentent de recevoir la robe d’écuyer, qui coûte moins cher. Pourtant, l’anoblissement montre que la noblesse reste une classe enviée de la société, et la seigneurie reste un honneur qui reste recherché. L’image de l’anobli correspond à une idée assez fréquente au début de la période. Par ailleurs, les nobles issus de la chevalerie jouent un rôle important: on assiste à l’apogée du système de l’adoubement et de la "semonce des nobles": ils doivent obéissance et fidélité au roi en cas de guerre. Ainsi, ce sont près de 20 000 nobles qui viennent de tout le royaume au début de la guerre de Cents Ans. Cet enthousiasme décline avec la défaite de Poitiers qui a montré l'inefficacité de ce système de semonce. De fait, la proportion de chevaliers diminue par la suite. Les chevaliers représentent 15% des nobles semoncés en 1340, et moins de 5% en 1450, au moment où naît l’armée du roi. De même, les écuyers représentent entre 94 et 98% de l’armée du roi. La place de la chevalerie traditionnelle se rétrécit donc dans la société, ce qui s'explique par la baisse des revenus seigneuriaux alors que l'adoubement coûte cher tout comme l'équipement et par le sentiment anti-nobilier des clercs et des bourgeois urbains qui s'accroît après la défaite de Poitiers. C'est à partir de là qu'est venue l'idée de créer une nouvelle chevalerie, plus restreinte, plus recherchée, plus solidaire, plus utile, soit au roi, soit aux princes, soit à un groupe nobiliaire.

La fin du Moyen Age est une période complexe sur le plan des rapports entre les dominants et les dominés. Bernard Guenée dit qu’entre le temps du vassal, dominant pendant le XIème et XIIIème siècle, et le temps des sujets qui domine au XIIIème siècle, il y a le temps du vassal et du sujet, où la société politique tente de s’organiser sur des bases, ni féodales, ni modèles, et "dont le système du contrat et l’ordre de chevalerie représentent deux aspects parallèles et complémentaires". Période de transition où on est à la fois vassal et sujet où les choses se superposent. On distingue généralement trois types d'ordres. Le premier type regroupe les ordres royaux, nés de l'initiative du roi. C'est le cas de l’ordre de l’Etoile, réplique de l’ordre de la Jarretière (1348), marqué par une idéologie de recrutement national parmi les nobles les plus utiles du royaume et prônant les valeurs telles que le courage, le refus de la défaite, ou la piété. Viennent ensuite les ordres princiers lors de l'apogée du système des principautés dominant largement le royaume (l'ordre de la Toison d'Or du duc de Bourgogne, dont le but est bien politique: renforcer l'Etat princier et lier nobles et seigneurs. L'ordre de chevalerie princier soutient la diplomatie et le duc de Bourgogne y voit des alliances avec ses voisins. Il concède donc l’ordre de la Toison d’Or à des gens qui sont extérieurs à la région, voire même ennemis (en 1445, il concède la Toison d’Or au duc de Bretagne par exemple). Ce système connaît toutefois une limite au niveau quantitatif: certaines régions ont échappé au système d’ordre, mais qui n’ont pas échappé à la vassalité. L'historien Gaston Phébus démontre que la principauté s’est construite sans création d’un ordre de chevalerie, avec d’avantage un pouvoir de l’argent plutôt que des valeurs chevaleresques: il y a des liens, des contrats écrits, des pensions qui permettent d’acheter l’amitié des voisins. Suivent enfin les petits ordres, parfois simples solidarités temporaires et réunions de chevaliers autour d'une même devise (cas des Marmousets autour de Charles VI).

Il y a des régions favorisées ayant plus de chevaliers et d’ordres de chevalerie, comme la Bretagne et le Sud-ouest. Cela s'explique de manière anthropologique: La chevalerie correspond à une idéologie visant à réunir la jeunesse (à leurs yeux, chevalerie est encore un prestige): c'est le cas de l’ordre de la Pomme d’Or ou du Tiercelet. Ces jeunes ont fait le voyage initiatique contre les Lituaniens et se sont battus aux côtés des chevaliers, avec des fêtes très grandes ayant lieu dans des châteaux allemands. La chevalerie est en outre liée à un idéal de jeunesse qui s’exprime largement dans la littérature chevaleresque. Pour un petit noble, la chevalerie peut être considérée comme le couronnement de sa carrière. C’est le cas de Guillaume de Murol, adoubé comme chevalier vers 1400, qui y voit l'aboutissement de sa carrière militaire. Il dispose d’une devise "sans rompre les redortes", qui exprime l'idée de ténacité, de fidélité. On y voit aussi l'aboutissement très large d’un idéal de courage, de largesse, de prouesse visant à récupérer l’héritage de l’Antiquité et du Moyen-Age. Jacques de Longuyon, dans Les Vœux du Paon, fait la liste des neuf preux chevaliers que sont Hector, César et Alexandre pour l’Antiquité païenne, Josué, David et Judas Macchabées, et Arthur, Charlemagne et Godefroy de Bouillon pour les rois chrétiens. Les héros de chevalerie sont en effet en vogue au Moyen-Age. La symbolique peut aussi être en partie d’origine laïque (Pomme d’Or, d’origine païenne; Toison d’Or avec Jason, héros païen qui a été christianisé). Ces héros s’accompagnent des livres d’Histoire: notamment l'Histoire Romaine composée au XIIIème siècle, qui était dans toutes les bibliothèques princières. L’atmosphère littéraire est favorable aux ordres de la chevalerie avec le mécénat littéraire malgré difficultés du moment. Ainsi, culture chevaleresque et culture littéraire se mélangent. Les ordres de la Toison d’Or et celui du Croissant ont donc longtemps vécu car ils ont véhiculé des idéologies chevaleresques qui étaient pendant longtemps en vogue. Il y a donc une réelle complexité de ces ordres de chevalerie. Leur existence ne se justifie que par une combinaison de causes politiques, militaires, sociales, économiques. L’apogée de ces ordres correspond à celle des principautés, où large autonomie des princes dans le royaume par rapport au roi. La codification correspond à la période des années 1350-1380.

 

 

Conclusion

 

La fin du Moyen Age en France est donc, contrairement aux idées reçues, marquée par le foisonnement de la culture se manifestant par le premier humanisme français, la constitution de bibliothèques princières et royales succédant aux bibliothèques ecclésiastiques qui continuent d'exister, et les avancées scientifiques. Cette évolution culturelle est instrumentalisée par les détenteurs du pouvoir afin de garantir leur autorité sur la société dans une démarche de création de la figure du prince éclairé, cultivé et mécène. Cette étude a montré que Simone Weil avait une vision trop simpliste de l'Histoire du Moyen Age lorsqu'elle disait que "les moments brillants du moyen âge ont été ceux ou la culture orientale est venue de nouveau féconder l'Europe, par l'intermédiaire des Arabes et aussi par d'autres voies mystérieuses, puisqu'il y a eu des infiltrations de traditions persanes" dans Ecrits historiques et politiques en 1960. Comment expliquer cette vision simpliste voir pessimiste du Moyen Age qui a persisté jusqu'à aujourd'hui? Outre l'influence indéniable des discours humanistes et des Lumières, l'historien néerlandais Johann Huizinga expliquait que "chaque époque laisse plus de traces de ses souffrances que de son bonheur" et que "ce sont les infortunes qui font l'Histoire".


 

 

 

Dante

Sources

 

-Histoire culturelle de la France (2005), dir. J-P Rioux et J-F Sirinelli, rédaction commune de l'introduction, partie 3: Le bel automne de la culture médiévale (XIVème-XVème siècle), Jean Patrice Boudet

-Histoire du livre en Occident (2012), par Frédéric Barbier, éd Armand Colin, collection U Histoire

-Histoire des bibliothèques, d'Alexandrie aux bibliothèques virtuelles (2013), par Frédéric Barbier, éd Armand Colin, collection U Histoire