La littérature, cet objet si mal connu

22/03/2014 02:38

La littérature, cet objet si mal connu

 

Introduction

 

I) Qu'est-ce que le langage?

 

II) La littérature comme réflexion sur le langage et le monde

 

III) Les fonctions de la littérature

 

IV) Qu'est-ce qu'une oeuvre littéraire?

 

Conclusion

 

Introduction

 

La littérature reste un objet d'étude très mal connu, tant des étudiants que des spécialistes, les premiers cherchant des concepts clairs, et les second s'amusant à élaborer des concepts obscurs et complexes pour désigner des choses simples et évidentes. Cette situation s'explique aussi par la frontière établie entre les sciences dures et les sciences molles au XIXème siècle qui a amené des clivages entre les tenants des deux domaines. Ainsi, il n'est pas rare de voir des chercheurs étudiant la littérature et la linguistique ainsi que des historiens et philosophes de l'art faire sans cesse échos aux pics lancés par les praticiens des sciences dures vues et se voyant souvent comme des pragmatiques et des terre à terre. L'heure est donc à la démystification de la littérature et à la clarification de l'analyse de ses fondements en tant qu'art à part entière. Pour ce faire, il importera tout d'abord de comprendre ce qu'est le langage, soit la matière même de la littérature, avant d'étudier les manipulations faites par les artistes sur cette matière si étrange. Puis, il sera possible de déterminer les fonctions de la littérature et d'établir une définition simple du concept d'oeuvre d'art qui prête à tant de débat plus ou moins fondés.

 

I) Qu'est-ce que le langage?

 

Issu d'une famille genevoise d'illustres savants, Ferdinand de Saussure naît en 1857 et est le fils de l'entomologiste Henri de Saussure et de Louise de Pourtalès, le frère de Léopol de Saussure et de René de Saussure, espérantophone. On peut aussi noter dans sa généalogie Horace-Bénédict de Saussure, naturaliste et géologue, son arrière-grand-père, considéré comme le fondateur de l'alpinisme, et le fils de ce dernier, Nicolas Théodore de Saussure, chimiste et botaniste. Après avoir achevé ses études secondaires au Collège de Genève, il poursuit une carrière universitaire en 1875 en philologie à Leipzig, puis à Berlin et Paris. En 1877, il communique à la Société de Linguistique de Paris, son premier article qu'il développe plus tard dans son Mémoire sur le Système primitif des Voyelles dans les langues indo-européennes paru à Leipzig. Deux ans plus tard, il présente également à Leipzig sa thèse de doctorat: De l'emploi du génitif absolu en Sanskrit. Il travaille ensuite une dizaine d'années en France où il enseigne la linguistique indo-européenne, avant de retourner en Suisse. Là, il reçoit une chaire de linguistique et enseigne, entre autres, le sanskrit, le lituanien et la linguistique générale. Le Cours de Linguistique Générale constitue le document le plus important dont le XXème siècle dispose pour connaître la pensée de Saussure. Cependant, ce texte n'est pas rédigé par Saussure mais par deux disciples qui, en se fondant sur les notes des étudiants, rédigent un texte censé rendre compte de sa pensée. Ce n'est que dans les années 1960 que commence à se développer une étude précise des sources afin d'identifier, à partir de ses propres manuscrits, les idées appartenant à Saussure lui-même.

Il ressort de là que, selon Saussure, le signe linguistique unie "non pas un nom et une chose, mais un concept et une image acoustique". L'image acoustique ou sensible est appelée "signifiant": ce n'est pas le son matériel mais l'empreinte psychique de ce son; le concept, appelé "signifié", contient les trait distinctifs qui caractérisent ce signe par rapport aux traits d'autres signes de la langue. Le signe linguistique se définit donc comme une entité psychique à deux faces: signifiant/signifié. Ainsi, le mot "arbre" est une signe linguistique associant la forme sonore /aʁbʁ/ au concept d'arbre en tant que arbre s'oppose négativement ) l'intérieur de la langue aux autres signes. Saussure distingue quatre caractéristiques du signe linguistique. La première serait l'arbitraire du signe: le lien entre le signifiant et le signifié est immotivé car un même concept peut être associé à des images acoustiques différentes selon les langues. Vient ensuite le caractère linéaire du signifiant qui implique que les éléments des signifiants se présentent obligatoirement les uns après les autres selon une succession linéaire comme une "chaîne". L'immutabilité synchronique du signe correspond au troisième critère: le signifiant associé à un concept donné s'impose à la communauté linguistique et le locuteur ne peut décider de le modifier de son propre chef. Les signes linguistiques peuvent néanmoins être modifiés par le temps ou l'évolution linguistique: c'est la mutabilité diachronique du signe. Un principe d'étude est également posé dans ce cours que fait Saussure: dans le cadre de l'étude du langage, il est considéré que chaque élément n'est définissable que par ses relations avec les autres dont l'ensemble forme ainsi un "système", par le suite appelé "structure". Cette observation sur le signifié et le signifiant conduit Saussure à différencier la signification de la valeur: le "mouton" et "sheep" ont la même signification mais pas la même valeur puisqu'en anglais, "sheep" désigne l'animal et "mutton" sa viande. Il est ainsi aussi pour l'opposition passé simple et passé composé qui expriment une opposition d'aspect en anglais ou en castillan, et une valeur d'usage (écrit/oral) en français contemporain. Ainsi, le signifié est un concept défini négativement du fait de l'existence ou de l'absence dans une langue d'autres concepts qui lui sont opposables.

 

II) La littérature comme réflexion sur le langage et le monde

 

La littérature est-elle simplement une réflexion sur le langage et le monde? En poésie, la chose semble clairement vraie. En effet, par la poésie et le travail du poète sur les mots, le lecteur redécouvre son propre langage et l'enrichit. Cette redécouverte se comprend d'emblée par l'alchimie faite par le poète avec la langue. Selon Ferdinand de Saussure, le langage est un système basé sur un rapport signifiant/signifié. Or, le travail du poète est justement de modifier le langage, de le faire résonner de sorte qu'il devient un ensemble de musiques et d'images (métaphores, comparaison, allégories,...). De là émerge un enrichissement et une réflexion sur le langage. La poésie est un art de la langue, on crée des néologismes, on use de mots perdus ou anciens, on introduit des mots étrangers voire antiques. Ainsi, la Pléiade réintroduit de veilles expressions issus du haut Moyen Age et des termes latins et grecs tout en construisant quelques néologismes. De même, Théophile Gauthier, père du Parnasse, fait rimer le styx (fleuve des enfers) avec le néologisme ptyx par son poème en yx dans l'optique d'une recherche de l'esthétisme. Enfin, le vers libre et la poésie en prose permettent des sonorités plus fluides (cf Baudelaire "Hémisphère dans une chevelure"). De fait, la poésie remplit pleinement sa fonction morale aporétique puisque le langage est un autre exercice de l'humanité car il est propre à notre espèce (le langage n'est pas nécessairement la communication comme le démontre Saussure et la neurobiologie). Enfin, la poésie permet une redécouverte du monde qui enrichie à nouveau notre expérience de l'humanité. Les choses n'y sont plus simplement des choses et deviennent aussi des formes pures, des allégories, des symboles que l'on déchiffre et qui nous font atteindre la dimension métaphysique du monde. Ainsi, Rimbaud dans Aube forge l'image du poète voyant éveillant et révélant la nature. De même, Lamartine dans ses Méditations Poétiques et Nouvelles Méditations Poétiques dresse le portrait d'un monde réinvesti du spirituel et se faisant reproduction du geste sacré du créateur et donc une réinscription du sens de l'univers dans une méditation. La poésie n'est donc pas cantonner à des thèmes et des formes d'écriture et peut faire feu de tout bois: passer du lyrique à l'ironique, de l'émotion à l'humour. Elle est un espace de liberté où la parole n'est pas réduite à une réponse mais à un acte de création. Dans cet art bien particulier, le poète est un alchimiste, inspiré des dieux, à la fois rejeté par la société et guide de celle-ci.

Dans le cas du roman, la chose est plus complexe mais le genre correspond bel et bien à cette vision du travail littéraire. Le roman est la création d'un univers qui fonctionne comme un reflet du monde réel. Même lorsque ce reflet est déformé, même lorsque le récit semble se dérouler dans un espace ou un temps qui n'ont rien à voir avec les nôtres, le lecteur effectue entre l'univers de l'œuvre et son propre univers des allers-retours amenant à une réflexion sur notre monde. Le roman, recréant une société d'hommes avec ses qualités et ses défauts, est ainsi porteur d'une ou plusieurs visions du monde, qui se transmettent au lecteur par le biais des personnages, des relations entre personnages et narrateur, mais aussi grâce à d'autres éléments du tissu romanesque. En outre, un personnage de roman est en quelque sorte plus que lui même: il est le vecteur d'une conception du monde et, plus qu'un personnage actuel, il est un symbole intemporel. Le protagoniste, au travers de son parcours, devient allégorie d'une qualité (positive ou négative): il incarne un vice ou une vertu, ou une façon de se positionner par rapport au monde. Certains héros deviennent ainsi des types ou topoï au point que leur nom peut donner naissance à un terme désignant un comportement ou une vision du monde. On parlera par exemple du "bovarysme" pour un fort état d'insatisfaction. Un héros romanesque peut également révéler une vision du monde lorsque son itinéraire est à l'image de celui de tout un groupe. Ainsi, Lantier, dans Germinal, représente les mineurs et la classe ouvrière: son mode d'existence, son combat offrent au lecteur la possibilité de considérer la société selon un angle particulier, celui des opprimés. Le personnage peut également être le symbole d'une cause à défendre. Il rassemble alors des hommes autour de lui, réunis par une même vision du monde, et s'oppose éventuellement à ceux pour qui cette vision est inopérante. Dans La Peste, le docteur Rieux estime qu'il n'y a qu'une seule attitude possible: lutter contre la maladie, soulager la souffrance et combattre la mort. Il est rejoint par un certain nombre de personnages, tandis que d'autres préfèrent se replier sur eux-mêmes: deux visions du monde se dessinent ainsi.

Le roman du fait du nombre de personnages présents permet non pas de délivrer un message simpliste et univoque mais une confrontation de perspectives. Dans Les Liaisons dangereuses, Laclos met en scène des personnages libertins, qui considèrent que le seul mode d'être possible est l'individualisme et la recherche du plaisir, dans la plus grande liberté. Ces personnages sont condamnés à la fin du roman, leur vision du monde est réprouvée. Toutefois, le lecteur, sans les prendre pour modèles, ne peut s'empêcher d'éprouver à leur égard (et à celle de leur conception de la société) une certaine fascination. En outre, chaque personnage romanesque est un "composé" et possède de multiples facettes: si le romancier ne se contente pas de caricatures, mais qu'il construit au contraire un personnage riche, celui-ci sera sensible aux situations différentes qu'il rencontrera, ses réactions ne seront pas toujours prévisibles. Certes, on peut considérer Rastignac comme un ambitieux, désireux de s'élever dans l'échelle sociale, mais il est aussi l'être compatissant qui consacre du temps au père Goriot. Dans Les Misérables, Jean Valjean est celui qui lutte contre les préjugés et vient en aide aux plus démunis, le père rêvé pour Cosette, mais il est également celui qui ne supporte pas d'être "dépossédé" de sa fille adoptive lorsque celle-ci tombe amoureuse: son amour paternel est à la fois admirable et abusif. Enfin, cette complexité est encore amplifiée par le duo que forment le romancier avec ses personnages. Ni le narrateur, ni le romancier, ne sont forcément en accord avec les visions du monde portées par les personnages: l'ironie de Flaubert, dans L'Éducation sentimentale, fait éclater aux yeux du lecteur l'aspect illusoire de la conception du monde de Frédéric Moreau. Le romancier peut également critiquer la société dans laquelle il place ses personnages: dans Une Vie, de Maupassant, l'héroïne (anti-héroïne) Jeanne se trouve confrontée à la violence de son mari, à la cruauté d'une société de classes, sans pouvoir trouver d'autre "remède" que sa maternité. L'auteur, ici, ne juge pas forcément son personnage – mais il délivre une vision du monde pessimiste en décrivant objectivement une vie ordinaire. De même, George Orwell décrit un Etat totalitaire inspiré du modèle soviétique dans la Ferme des Animaux.

Les visions du monde qui s'expriment à travers un roman sont portées par les personnages et le narrateur ainsi que tous les motifs entrecroisés dans une oeuvre littéraire: le roman existe par les mots et la réflexion autant que par ses personnages. Le roman peut interroger les modes de connaissance et les croyances d'une époque. C'est le cas à la fin du XIXème siècle de Zola (et tout le mouvement naturaliste) qui s'inspire de la biologie et des sciences expérimentales: tout en critiquant la société, il montre par là qu'il est en accord avec une vision scientifique et progressiste du monde. À l'inverse, la littérature romanesque du début du XXème siècle met en doute cette notion de progrès. Céline s'inscrit en faux contre la vision du monde selon laquelle l'homme serait capable de maîtriser ses inventions et ses connaissances. Dans une écriture différente, le roman noir (apparu à la fin du XVIIIème siècle, et encore vivant aujourd'hui) rejette l'idée selon laquelle la transparence et la vérité nous seraient accessibles. Dans ces œuvres, les zones d'ombre entourent les personnages, faisant du monde un labyrinthe obscur et effrayant. L'œuvre peut également être porteuse d'une réflexion philosophique, débouchant soit sur un constat lucide soit sur une révolte. Toute l'œuvre romanesque de Maupassant est ainsi porteuse d'une philosophie pessimiste, qui voit en l'homme un prédateur égoïste. À l'inverse, Malraux, dans L'Espoir comme dans La Condition humaine, révèle la faculté d'union et de solidarité des hommes. Il ne nie pas le malheur ni la souffrance, mais considère que des liens fraternels peuvent lier des individus pourtant uniques et différents les uns des autres. De même, Candide de Voltaire est porteur d'une vision épicurienne et matérialiste du monde et du bonheur et qui fait le procès de manière dialectique de l'optimisme de Leibniz, du pessimisme et du fatalisme de Diderot, ainsi que de la théologie chrétienne. Enfin, le roman peut être une vision du monde, non pas au sens politique ou philosophique, mais au sens esthétique du terme. Une œuvre est faite de mots autant que de personnages, de rythmes et de sons, autant que de thèmes. Cet entrecroisement des motifs et de l'écriture permet de transmettre au lecteur un autre regard sur le monde. Certains romans laissent ainsi une empreinte en nous par leurs descriptions, ou par l'imaginaire qu'ils nous offrent: Le Grand Meaulnes (Alain-Fournier), Aurélia (Gérard de Nerval), Au Château d'Argol (Julien Gracq), ou encore La Recherche du temps perdu (Marcel Proust) sont autant d'exemples d'œuvres dans lesquelles le monde est transformé par un regard. Le lecteur est invité à se déplacer légèrement, à faire un pas de côté pour considérer, plus qu'une "vision du monde", un monde revisité. Le roman est donc un genre à part entière qui se définit comme le genre de l'expérimentation par excellence d'où le qualificatif de genre construit contre lui-même. Il correspond donc par essence à une réflexion sur le langage et le monde.

Plus qu'un genre littéraire, le théâtre est un art du spectacle et la question de la représentation sur scène en est une des problématiques majeures. De par cette spécificité, on constate que la réflexion ne se cantonne pas au langage écrit mais prend en compte le langage imagé (mise en scène) et corporel (jeu d'acteur). Le théâtre est d'abord un texte écrit par un dramaturge et ce même dans la Commedia dell'arte qui se caractérise pourtant comme un art de l'improvisation puisque les acteurs improvise sur une trame préconçue. Le dialogue en est la part belle et désigne le discours direct entre les personnages qui permet de savoir les pensées/sentiments des personnages, des informations pour comprendre l'intrigue, et de faire ressentir des émotions au public et de faire passer un message. Ce phénomène est appelé la double énonciation: les personnages se parlent entre eux (premier niveau d'énonciation) et s'adressent indirectement ou non au public (second niveau d'énonciation). Ce dialogue peut prendre diverses formes:

-la réplique: la prise de parole

-la tirade: longue réplique, souvent argumentative et/ou appartient au registre lyrique, tragique, épique,...

-la stichomythie: succession rapide de répliques amenant une accélération du rythme de l'action et donc un moment intense dans l'intrigue

-le récit: faire entendre des faits non représentés sur scène

-le monologue: un faux dialogue puisque le personnage se parle à lui-même

La pièce se lit selon un schéma actanciel (c'est le cas aussi dans le roman): un sujet à l'origine de l'action se lance dans la quête d'un objet (but de la quête ou de l'intrigue), pour un destinataire (à qui est destiné la quête) sous l'impulsion d'un destinateur (qui pousse le sujet à entreprendre la quête). Il est aidé par des adjuvants et se bat contre des opposants. En prose ou en vers, le théâtre diffère toujours de la communication en vie réelle: c'est un texte littéraire visant l'efficacité. Les paroles y ont un lien permanent avec l'action, conférant alors une dimension performative au langage théâtral. De même, les jeux de rythme et de sonorité y font légion et sont aussi importants que le sens des répliques. Le but est en effet de frapper émotionnellement le spectateur et de créer un univers. La réflexion du metteur en scène et des acteurs, ainsi que du lecteur, est facilitée par les didascalies qui guident l'imagination et le jeu de scène en donnant l'attitude, les noms de personnages ou de lieux,... Le théâtre se distingue toutefois des autres genres de par les réflexions superposées qui ont lieu à chaque lecture et qui explique l'impossibilité d'une convergence totale entre une représentation théâtrale et la pièce écrite. La littérature est donc une réflexion sur le langage et le monde, un travail de création qui, comme le montre le cas du théâtre est partagé par l'écrivain et son lecteur: l'oeuvre littéraire est une dialectique. Mais quelles sont les fonctions d'un tel art?

 

III) Les fonctions de la littérature

 

Loin d'être une occupation de oisifs, la littérature est souvent défendue par les écrivains eux-mêmes et se cherche une légitimité en affirmant sa fonction morale et se faisant l'unique moyen pour l'individu de dépasser son expérience limitée et de s'ouvrir à la diversité des situations humaine (la littérature et l'art selon Soljenitsyne). Se trouve dès lors posé le problème des rapports littérature/politique. Pratiqué par Hugo et théorisé par Sartre, l'engagement de l'écrivain dans son oeuvre est au centre du débat. Réccusé par Proust et Robe-Grillet pour la primauté de la littérature et de l'artiste, il est l'objet d'une appréciation nuancée de la part de Camus et Calvino pour qui l'écrivain s'exprime au nom de ceux qui subissent l'Histoire et "donne un voix à ceux qui n'en n'ont pas" tandis que le philosophe Jacques Rancière considère que la littérature "porte écrite l'Histoire d'un temps, d'une civilisation et d'une société" et fait concurrence à la politique. La littérature enfin affirme sa fonction culturelle: moyen de connaissance de soi et des autres, une oeuvre offre aussi le dépaysement et donne à la littérature une fonction ontologique en lui faisant affirmer la dignité de l'Homme contre "l'inexorable dépendance que lui ressasse la mort" et renouveler le fond mythologique qui donne forme à l'âme humaine. Comme le déplore Robbe-Grillet dans Pour un Nouveau Roman, souvent "la littérature est rejetée dans la catégorie du frivole", perçue comme un divertissement destiné au plaisir du lecteur/spectateur, sans finalité pratique directe. Quand elle échappe à ce reproche, elle doit affronter celui de gratuité: monde clos replié sur ses propres valeurs, la littérature n'aurait aucune incidence sur le monde. Ce jugement est conforté par les écrivains de l'art pour l'art et l'autonomie du domaine artistique. Néanmoins, d'autres voient en la littérature le moyen de transmettre un certain nombre de valeurs morales, de les défendre ou de les illustrer. Comme le roman, le théâtre a été exposé à l'époque classique aux attaques de censeurs reprochant la mise en scène des désordres et des vices de la passion (Godeau, Nicole, Pascal). Le théâtre a alors cherché une légitimité dans les finalités didactiques et morales (Molière, Racine, Caffaro). Le procès du roman est rouvert avec le réalisme, condamné pour des raisons esthétiques et morales: 1857 marque une rupture dans l'Histoire littéraire par les procès intentés à Flaubert pour Madame Bovary et à Baudelaire pour les Fleurs du Mal; l'acquittement du premier témoigne pourtant de l'autonomisation croissante de l'art cette époque comme le dit Baudelaire en plaidant lors de son procès pour l'autonomie de l'artiste dans une société matérialiste. Bien que l'approche contemporaine de la littérature soit différente, ce discours trouve toujours des échos. Soljenistyne conçoit la littérature comme un moyen d'amener l'individu à partager l'expérience d'autrui. Sans elle, l'Homme serait condamné à une véritable solitude en ne ressentant que ce qui le touche directement. Seule la littérature peut permettre de transmettre "d'un Homme à l'autre [...] tout le poids d'une très longue et inhabituelle expérience".

La littérature, entreprise didactique visant la réforme de la nature humaine, est aussi confrontée aux problèmes du temps, de la société et de l'Histoire. Elle ne saurait s'en exclure car, pour Hugo, elle n'est pas destinée à vivre pour sa beauté propre mais pour servir le progrès, la science et la société. "L'utile, loin de circonscrire le sublime, le grandit" (Hugo). Dès lors, refuser de prendre parti, de s'inscrire dans le temps et les conflits d'une époque est aussi une façon de prendre parti: l'écrivain "quoi qu'il fasse [est] marqué, compromis", son silence même est une forme d'engagement. Pour Sartre, "l'écrivain est en situation dans son époque: chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi". Cependant, pour Robbe-Grillet, l'engagement sartrien est une utopie: "dès qu'apparait le souci de signifier quelque chose (quelque chose d'extérieur à l'art) la littérature commence à reculer, à disparaitre". L'engagement de l'écrivain ne peut être que littéraire, c'est "la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage" et c'est par là qu'il pourra "servir un jour peut-être à quelque chose". Pour Proust déjà, l'artiste est amené à "servir" la société non pas en élaborant un "art populaire" ou un "art patriotique" mais en "étant artiste, c'est à dire [...] à condition[...] de ne pas penser à autre chose qu'à la vérité qui est devant lui", la vérité de l'art. Pour Camus cependant, c'est risquer de faire de l'art "une réjouissance solitaire" alors qu'il doit s'ouvrir sur les autres, obliger l'artiste à "ne pas s'isoler", "à comprendre au lieu de juger". La littérature doit se mettre au service de ceux qui subissent l'Histoire, elle doit "ne pas oublier [leur] silence et le faire retentir par les moyens de l'art". Ainsi, l'écrivain assumera "les deux charges qui font la grandeur de son métier: le service de la vérité et celui de la liberté". Quels rapports établir entre littérature et politique? Selon Calvino la littérature ne doit pas se réduire à l'expression de vérités déjà connues, qu'elles concernent la politique ou la nature humaine. Elle "donne une voix à ce qui n'en a pas", elle impose des "modèles-valeurs qui sont en même temps esthétiques et éthiques". De fait, par sa capacité à réfléchir sur ses propres conditions d'élaboration, elle renvoie la politique à ce qui, en elle, n'est que "construction verbale, mythe, topos littéraire". Ce refus de la littérature à visée idéologique est encore plus affirmé par les écrivains qui ont fait l'expérience de la censure et de l'embrigadement artistique (Gao Xingjian). Mais si "la littérature [...] laiss[e] le tapage de la scène démocratique aux orateurs" politiques, c'est "pour voyager dans les profondeurs de la société" et fournir une "lecture des lois d'un monde sur le corps des choses banales et des mots sans importance" (Rancière).

Si la culture est capacité d'auto-réflexion, faculté d'analyse du moi et du monde, la littérature offre à l'Homme la possibilité de se l'approprier en lui donnant les moyens de se comprendre, ou tout au moins, de s'interroger. C'est ainsi, selon Proust, que seul le livre permet d'accéder à "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie" et que, paradoxalement, "la seule vie [...] réellement vécue, c'est la littérature". Connaissance et compréhension de soi ne sont pas les seuls apports de l'oeuvre littéraire. Celle-ci offre au lecteur la possibilité de dépasser sa propre mesure intellectuelle et spirituelle. Ainsi, Flaubert à la lecture de Shakespeare se sent devenir "plus grand, plus intelligent et plus pur". Gracq, lecteur de Stendhal, éprouve en "pouss[ant] la porte d'un livre de Beyle", le plaisir d'"entr[er] en Stendhal" comme dans "un refuge fait pour les dimanches de la vie". La littérature et l'art en général sont pour l'Homme une façon de dépasser les limites du réel et sa propre condition. L'art est donc pour Malraux "un anti-destin", il découvre dans le dialogue des chefs-d'oeuvre, à travers le temps et les civilisations, "l'honneur d'être Homme", une façon de vaincre la mort. La littérature apparait ainsi comme une pensée permanente, liée aux grands mythes de l'humanité par lesquels "l'Homme [...] s'arrache à l'animalité", mythes qu'elle vivifie, irrigue, afin qu'ils ne deviennent pas des "mythes morts", des allégories. Elle est ce par quoi l'écrivain "métamorphose l'âme de ses contemporains" comme le dit Tournier. La lecture, et notamment celle des romans, doit être encourager parce qu'elle permet "la compréhension élargie du monde humain".

 

IV) Qu'est-ce qu'une oeuvre littéraire?

 

Il résulte de là une remise en cause totale de la conception horacienne de l'oeuvre littéraire. En effet, le poète latin Horace disait de ses odes qu'il s'agissait d'une oeuvre "plus solide que l'airain". C'est une conception de l'oeuvre littéraire comme monument qui est présentée par l'artiste ici qui implique trois grands caractères: l'oeuvre est érigée contre le temps, pour une réception collective et une certaine postérité, et est construite de la manière la plus harmonieuse possible (d'après des canons prédéfinis et en vogue dans une société) dans le but d'une meilleure transmission. Aussi profond soit ce propos, il pose problème car la littérature est un art du vivant, ancré dans son temps, où règne la singularité (par opposition à l'universalité horacienne) à travers des procédés inédits et originaux, propres à l'auteur. En outre, la littérature peut être déconstruite (les Essais de Montaigne mimait l'inconstance de l'esprit humain, le théâtre de l'absurde et la déconstruction du langage) et rechercher le laid, l'obscur voire le monstrueux. Il faut donc comprendre l'oeuvre littéraire selon trois critères fondamentaux.

Le rapport entre l'oeuvre et le temps (soit la représentation des modifications de la substance et des variations de la puissance d'exister des choses ou durée) peut être un premier critère. L'oeuvre littéraire est sans cesse en interaction avec cette représentation. Elle manipule en effet la perception temps. On peut le constater par le paradoxe qui caractérise l'élégie. Ce genre se caractérise par le règne de la mélancolie et le regret du temps passé, révolu, perdu. Il pose cependant un paradoxe: en écrivant ce temps regretté, ce dernier est plus ou moins retrouvé. Ainsi, Du Bellay retrouvait un peu sa France natale en écrivant ses Regrets au XVIème siècle. Pour cette raison, Proust expliquait qu'en écrivant le temps perdu, celui-ci était retrouvé et devenait plus vrai car il était arraché à la dynamique passé-présent-futur (qui n'est que pure perception): c'est en ce sens que le romancier disait que "la vraie vie c'est la littérature". L'oeuvre littéraire en outre vogue entre l'actuel et l'intemporel. Le personnage littéraire par exemple est à la fois personnage original et singulier (actuel) et topos ou figure emblématique (intemporel). Ainsi Candide de Voltaire est à la fois actuel en tant que jeune garçon à l'esprit simple et au jugement droit, qui a parcouru le monde et découvert le monde dans ses bons et mauvais côtés. Celui-ci a choisi l'épicurisme afin de trouver le bonheur dans un monde dur et est l'outil de Voltaire pour critiquer le fameux optimisme de Leibniz et les régimes européens. Mais il est aussi intemporel en tant que symbole de l'innocence et du néophyte en cours d'initiation et picaro (cliché du roman philosophique). Enfin, selon Sartre, lire et étudier une oeuvre met en communication le lecteur avec les anciens vivants et ressuscite les morts à chaque nouvelle lecture. L'oeuvre est de fait une "toupie" lancée à travers le temps. Ce critère est généralisable à tous les types d'oeuvre d'art car chaque oeuvre connaît une lecture nouvelle selon les époques. Ainsi, le mythe d'Oedipe a pu être interprété comme une catharsis pour combattre l'inceste puis par Freud comme un complexe de la petite enfance.

La dialectique entre l'oeuvre littéraire et sa réception est un deuxième critère à prendre en compte dans la définition car une oeuvre n'est pas seulement le fruit du travail de l'artiste mais aussi celui de la reconnaissance de la réception (lecteur, auditeur, spectateur). L'oeuvre littéraire mêle l'expérience personnelle de l'artiste et la recherche d'universalité. C'est en ce sens que Victor Hugo disait cette phrase restée célèbre "quand je parle de moi je vous parle de vous". Ainsi, en littérature, Du Bellay exprimait dans ses Regrets le sentiment de manque et l'absence de repère, et la colère envers une société et une situation injustes, une chose que n'importe qui peut sentir mais qui est ici exprimée à la première personne du singulier. De même, Baudelaire, qui pourtant voulait cacher la dimension personnelle dans ses oeuvres, n'a pu occulter dans les Fleurs du Mal son aventure avec Jeanne Duval dans la "Chevelure". A ce premier mouvement entre l'oeuvre et sa réception s'ajoute celui de la dialectique entre l'écart et la norme théorisée par Starobinsky. Cette dialectique peut se résumer ainsi: que la norme, l'accord avec une attente plus ou moins théorisée, soit recherchée ou non, on arrive toujours en art à un écart, une originalité, qui lui-même attendu ou conventionnellement toléré par la réception au point de devenir une norme. On attend d'une oeuvre qu'elle soit exceptionnelle, hors du commun. De même, l'artiste voudra ou non obéir à des canons et des théories pour créer son oeuvre. De là découle un système d'interaction: la norme provoque l'écart et l'écart lui-même provoque la norme. C'est en ce sens qu'une une réécriture en littérature n'est jamais une imitation mais une réappropriation. L'oeuvre enfin se caractérise par une dimension morale aporétique: elle enrichit notre expérience de la vie en nous ouvrant sur le monde et autrui. Par la littérature, on peut vivre et observer des situation que nous ne pouvons vivre dans la réalité. Ainsi, le Colonel Chabert de Balzac fait découvrir au lecteur le phénomène de renaissance et de déchéance sociale en racontant l'histoire d'un colonel laissé pour mort à la bataille d'Eylau par l'armée de Napoléon Ier et qui, une fois revenu en France, cherche à récupérer vainement sa femme remariée et ses biens. De même, les oeuvres de Kafka, Beckett ou Ionesco font vivre l'absurdité du monde et l'absence de sens préétabli de l'existence. L'oeuvre littéraire en ce sens est une "réserve de formes" comme le disait Genette de la littérature. De fait, le sens d'une oeuvre qu'il soit établi au départ ou non par l'artiste peut naître et changé selon l'époque et même le receveur (spectateur, lecteur, auditeur,...) car en tant que réserve, l'oeuvre est plastique et se distingue par sa potentialité sémantique. L'oeuvre littéraire quelque soit son genre n'est donc pas un monument figé dans le temps.

Enfin, l'oeuvre se caractérise par sa poétique, sa construction, ce qui constitue le troisième critère. L'artiste construit toujours son oeuvre même lorsqu'il mime ou croit faire de la déconstruction car il donne toujours une représentation lié à un travail. Ainsi, Samuel Beckett dans Fin de Partie (1950), écrivait une pièce racontant une fin de tout. En ce but, la pièce ne comporte aucun acte, les dialogues et la communication sont déconstruits à la manière du théâtre de l'absurde et les personnages ont perdu toute "humanité" comme le disent les commentateurs (Hamm est aveugle et paralysé, Nagg et Nell forment un couple de personnes âgées vivant dans deux poubelles, et Clov souhaite partir mais reste dépendant de Hamm qui le nourit tel un esclave). Dans cette poétique, l'adéquation forme et sens, signifiant et signifié, devient l'unique réel critère esthétique quelque soit l'impression que l'on cherche à transmettre. Ainsi, les Essais de Montaigne prenaient la forme d'une mosaïque à laquelle l'auteur ajoutait quelques "farcissures"/ajouts et digressions pour mimer l'inconstance de l'esprit humain et montrer la "branloire pérenne du monde". Il n'y a donc de réussite dans la forme que grâce au sens qui en émane. La réussite de son expression, sa pérennité intellectuelle ou morale, sa portée significative, spirituelle ne sont pas détachables du travail des formes propres à l'oeuvre. Ce sens, quant à lui, est à la fois lié au projet de l'auteur et à la réception du fait de la dialectique oeuvre/réception déjà démontrée: une oeuvre a donc toujours un sens mais qui n'est pas toujours lié à l'auteur. Ainsi, comme pour l'écart et la norme, il y a une interaction signifiant et signifié dans l'oeuvre. Enfin, l'oeuvre littéraire amène à une recréation, une redécouverte et une réflexion sur les formes perçues et utilisées (langage, couleurs, sons,...) et le monde. Elle vise effectivement au minimum à une vérité du langage en se donnant elle-même pour but voire une vérité sur le monde entier dont elle serait la représentation en abime en se donnant pour "monde". De fait, on retrouve dans les Méditations Poétiques (1820) et Nouvelles Méditations Poétiques (1823) un reflet de l'état de l'esprit et une image d'un monde réinvesti par le spirituel et, par là, une réinscription d'un sens supposé de l'univers dans une méditation. De même, le Procès de Kafka est un reflet de la déchéance sociale et de l'absurdité du monde.

 

Conclusion

 

Cessons donc de voir en la littérature un objet complexe au mille aspects à étudier et ne jamais oublier sous peine d'une faute de rigueur. Cette article a été l'occasion d'expliciter les thèses sur la nature de cette pratique si singulière et a fait émerger une base de compréhension permettant l'analyse critique. Ainsi, par littérature, il faut entendre un art de manipulation du langage dans le cadre d'une réflexion sur le monde et exprimant finalement notre propre liberté et amenant à la création d'oeuvre littéraire selon les trois critères que sont la dialectique avec le temps, la dialectique avec la réflexion et la poétique. A tous ceux qui douterait encore de cette simplicité ontologique de la littérature, il faut rappeler cette phrase de Roland Barthes: "la littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer".

 

Dante