La trilogie Matrix, explications d'un succès et secrets d'une oeuvre

14/02/2014 22:25

Introduction

 

I) Un voyage initiatique aux nombreuses inspirations et références artistiques

 

II) La matrice et la caverne de Platon

 

III) Un révélateur des préoccupations de l'époque contemporaine

 

Conclusion

 

 

 

Introduction

Matrix (en France) ou La Matrice (Québec) est un film australo-américain de science fiction, du genre "cyberfilm", réalisé par Andy et Lana Wachowski, aussi connus pour le scénario de V pour Vendetta, qui représente le premier volet d'une trilogie qui s'est poursuivi avec les films Matrix Reloaded et Matrix Revolutions. Cette trilogie est considéré comme la plus importante du genre à cette époque et fait encore parler d'elle de nos jours. Elle doit d'ailleurs à son succès trois jeux vidéos, une bande dessinée et une série américano-japonaise de 9 épisodes indépendants de la trilogie sortie en 2003 intitulée Animatrix. En 2003 a même été publié un ouvrage collectif aux éditions Ellipses dans lequel 13 essais sont composés afin d'établir des relations, confirmées par les réalisateurs, entre le film Matrix et la philosophie: Matrix, machine philosophique. Bien que les auteurs soient tous des philosophes reconnus, une polémique avait éclaté lors de la parution du livre, les uns les accusant de profiter du succès commercial du premier film, les autres de se compromettre à faire de la philosophie de comptoir sans intérêt. Les intéressés avaient répondu sur le problème général du rapport de la philosophie aux industries culturelles dans les pages Rebonds du quotidien Libération et plus longuement dans un article de la Revue d'esthétique: E. During et P. Maniglier, "Matrix: comment la philosophie peut s'y faire", Revue d'esthétique, n°45, 2004, numéro spécial sur Gilles Deleuze. Ce succès phénoménal trouve une explication dans une caractéristique propre à cette trilogie: il s'agit d'un témoin d'une époque et des questions qui y sont liées, dans lequel chacun se reconnaît à des niveaux divers.

 

I) Un voyage initiatique aux nombreuses inspirations références artistiques

 

La trilogie fonctionne en effet sur le modèle d'un voyage initiatique faisant échos à nombre d'éléments de la culture populaire et classique que chacun a rencontré, même partiellement, au moins une fois dans sa vie. Thomas A. Anderson, un jeune informaticien connu dans le monde du hacking sous le pseudonyme de Néo, est contacté via son ordinateur par ce qu'il croit d'abord être un groupe de hackers informatiques. Ceux-ci lui font alors découvrir que le monde dans lequel il vit n'est qu'un monde virtuel dans lequel les humains sont gardés sous contrôle et cultivés dans le monde réel par et pour les machines qui se sont rebellées contre l'humanité et s'en nourrissent. Morpheus, le capitaine du vaisseau Nebuchadnezzar, contacte Néo et pense que ce dernier est "l'élu" qui va libérer les humains du joug des machines et prendre le contrôle de la matrice. Néo découvre alors le monde réel avec la souffrance que cause la venue au monde d'un nouveau-né, ainsi que la réalité de la matrice et ses origines. Peu à peu, il développe son esprit et se libère de la matrice pour au final développer ses pouvoirs d'élu (rapidité, aptitude au combat, psychokinèse, lévitation,...) et battre une première fois l'agent Smith, encore agent lié à la matrice. Dans le second volet, la guerre contre les machines s'intensifie et Néo découvre comment rencontrer le créateur direct de la matrice. Pendant ce temps, l'agent Smith a perdu sa fonction initiale d'éradication des éléments indésirables de la matrice du fait d'un bug provoqué involontairement par Néo, et devient un programme libre de se propager dans le monde virtuel. Smith a alors un seul but: contrôler la matrice puis le monde réel tout en éliminant Néo. La guerre est alors sans issue pour les derniers survivants humains retranchés de Sion, cité-Etat de la résistance, et est maintenue par l'armée des Machines. Dans le troisième volet, Néo ressort d'un monde intermédiaire et parvient, après avoir perdu sa compagne Trinity, à se rendre auprès du représentant des machines et lui propose sous contrat d'une paix définitive, d'anéantir leur ennemi commun: l'agent Smith devenu incontrôlable. Il remplie son objectif dans un combat titanesque et finie par libérer les Hommes de l'emprise des machines et de la matrice, en perdant la vie.

Outre cette structure qui place le spectateur dans la position de Néo, celle du néophyte, cette trilogie fait des échos très clairs à des contes, des oeuvres littéraires voire d'autres films qui ont eux aussi connu un grand succès. Ainsi, on peut tout d'abord observer une référence à Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, le lapin blanc étant tout d'abord une référence directe du premier film. En outre, les Wachowski multiplient les clins d'oeil à cette oeuvre: Néo se réveille dans un autre monde, tombe dans un tuyau interminable avant de tomber dans un lac souterrain de la même manière qu'Alice qui tombait dans le terrier du lapin blanc dans le premier volet. En outre, Néo observe dans la scène précédente son reflet dans le miroir et passe sa main à travers ce même miroir, ce qui est là aussi une allusion au deuxième tome des aventures d'Alice intitulé De l'Autre Côté du Miroir. 1984 de Geoge Orwell est aussi présent dans le cyberfilm. En effet, la salle de torture redoutée de tous est la salle 101 dans le roman et la chambre où Néo habite au début du film est numérotée 101 et l'appartement 303 soit 3x101 est vu deux fois dans le premier film: au début, quand la police cherche à interpeller Trinity, et à la fin, quand Néo meurt. En outre, dans Matrix Reloaded, l'étage où réside le Mérovingien est l'étage 101 et ce même nombre est aussi le code que Morpheus donne pour caractériser le Freeway, qui peut aussi faire référence à l'autoroute Freeway en Californie ou au code binaire en informatique. En outre, 101, signifie dans l'enseignement aux Etats-Unis, le cours d'initiation à une matière quelconque. Quant à la pillule rouge, elle provient du film Total Recall de Paul Verhoeven, une adaptation à l'écran de la nouvelle We can Remember it for You Wholesale de Philip K. Dick, dans lequel sa prise signifie l'acceptation psychologique d'un retour à la réalité pour le héros de l'histoire. Il semble en outre que l'univers du roman de science fiction et d'horreur Ubik de K.Dick et son fameux monde parallèle des "semi-vies" soit source de nombreux thèmes dans la trilogie, notamment cette impression de cauchemar dont n'est jamais sûr de sortir. Le terme Matrix; lui, est pour la première fois utilisé dans ce sens dans un épisode de la série Doctor Who, avant d'être popularisé dans l'oeuvre de William Gibson dont on retrouve les allusions aux Rastafaris et à la Cité de Sion. On ne peut non plus ignorer la référence avec Johnny Mmesonic, film de référence du mouvement cyberpunk, d'autant plus que le même acteur joue le rôle principal. Les caractères utilisés pour représenter le code de la matrice ou pluie numérique sont constitués de Katakana inversés ce qui est une référence directe à des animés japonais dont Ghost in the Shell que les frères Wachowski ont cité comme une source d'inspiration.

A cela s'ajoutent les expériences psychédéliques qui ont servis de sources d'inspiration et qui sont directement mentionnées par la mescaline, substance hallucinogène, citée dans le premier épisode. On peut également citer les codes couleurs de Star Trek que l'on retrouve chez les capitaines de vaisseaux, et les nombreuses postures de combat de Bruce Lee. De plus, on peut noter des références directes à Marvel et ses superhéros avec la capacité de voler de Néo et la scène il sauve Trinity dans Matrix Reloaded qui rappelle énormément Superman sauvant Loïs Lane, et la supervision de Néo une fois rendu aveugle par l'agent Smith qui est semblable à celle de Daredeville. Enfin, la trilogie présente de nombreuses similitudes de scénario et de décors avec le film Dark City, sorti un an auparavant, alors que la version définitive de Matrix aurait été achetée en 1994 par la Warner Bros. Pour des raisons de budget, le film a réutilisé certains décors de Dark City, les deux films ayant été tournés dans le même studio. Cela n'empêche pas pour autant à la trilogie de posséder et d'attirer par un univers singulier et sombre qui lui est propre, même dans des moments de références à d'autres oeuvres. La trilogie a en outre brillé aux yeux du grand public sur le plan esthétique par son emploi intensif d'une technique de tournage (existant auparavant mais qui était assez peu utilisée): le Bullet Time. Il s'agit d'un effet de caméra mobile rendu par une série d'appareils photo disposée en cercle autour d'un sujet en mouvement ralenti. Cette technique avait été inventée par Emmanuel Carlier en 1995 et avait été utilisée par Michel Gondry dans une publicité pour Schmirnoff en 1997. La première utilisation au cinéma remonte sans doute à Perdus dans l'Espace de Stephen Hopkins. En outre, de nombreux éléments graphiques de Ghost in the Shell ont été repris, et plus particulièrement dans le générique. Quant à la manière de filmer, elle est très inspirée du cinéma de Hong-Kong et de John Woo et s'ajoute à cela la reprises des thèmes classiques du cyberpunk avec des éléments de Tron et de Terminator pour le thème des machines dominant le monde futur. Au final, aucun des éléments pris séparément n'est véritablement révolutionnaire mais la recette faite de leur association en font un show permanent tant dans la réalisation technique que dans le scénario ce qui a largement attiré les spectateurs et amateurs du genre.

 

II) La matrice et la caverne de Platon

 

On peut en outre voir derrière ce show permanent une adaptation moderne du concept hindouiste de la mâyâ ou de l'allégorie de la caverne de Platon: le monde virtuel représentant la caverne et la monde réel celui des idées. Il s'agit là d'un thème souvent abordé par la science fiction de la seconde moitié du XXème siècle, notamment dans Tempests de la série Au-Delà du Réel: l'Aventure continue diffusé en France en 1995 où la perception du réel qu'y a un astronaute en quête d'un remède à apporter à une colonie spatiale résulte d'une drogue administrée en continu par des extraterrestres parasites aux corps des astronautes gisant inconscients dans l'épave de leur navette écrasée. En 1985, Tommy Lee Wallace avait abordé le thème dans Dreams for Sale de la série La Cinquième Dimension: une jeune femme découvre que ce qu'elle perçoit comme la réalité d'un merveilleux pique-nique en famille n'est en fait qu'un rêve suggéré dans son esprit par une technologie futuriste à elle et de nombreuses personnes en coma artificiel. Dans ces deux films comme dans la trilogie de Matrix, le monde perçu est suggéré à l'esprit du sujet humain inconscient. Le thème du monde virtuel parallèle et connecté au monde réel est aussi un thème récurrent mais il prend ici une dimension particulièrement platonicienne qui n'en déplait pas forcément aux philosophes. L'allégorie de la caverne de Platon apparait dans la République et peut être résumé ainsi. Dans une demeure souterraine, semblable à une caverne, des Hommes sont enchaînés. Ils n'ont jamais vu directement la lumière du jour, dont ils ne connaissent que le faible rayonnement qui parvient à pénétrer jusqu'à eux. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les parois de la caverne par un feu allumé derrière eux. Des sons, ils ne connaissent que les échos. L'un d'eux est un jour libéré de ses chaînes et accompagné de force vers la sortie. Il est alors cruellement ébloui par une lumière qu'il n'a pas l'habitude de supporter et souffre de tous les changements de choses à percevoir. Il résiste malgré tout et ne parvient pas à percevoir ce que l'on veut lui montrer. Une fois accoutumé, il réussit à voir le monde dans sa réalité et prend conscience de sa condition de jadis, puis se fait violence en retournant auprès de ses semblables pour leur parler de ce qu'il a pu voir. Mais ceux-ci refusent de le croire.

Cette allégorie de la caverne est une illustration métaphorique de la théorie de l'acquisition des connaissances de Platon. L'auteur y montre en effet que la connaissance des choses ne s'atteint que par un travail, des efforts pour apprendre et comprendre. Il en vient à démontrer que les dirigeants de la cité doivent être formés pour ne venir au pouvoir que par nécessité et non par l'attrait que peut représenter l'exercice de l'autorité. La création d'une cité juste était la fin ultime du philosophe, laquelle serait elle-même la condition de la justice entre les Hommes. Or, cela n'est possible, selon lui, que si les philosophes prennent le contrôle de l'Etat, ou, selon la formule de Platon, uniquement si les rois se font philosophes ou les philosophes se font rois. Cette idée tient à ce que seuls les philosophes disposeraient des compétences nécessaires pour diriger la Cité par la connaissance des Idées. Or, la trilogie présente clairement des similitudes avoués par les réalisateurs. La matrice est le monde de la caverne où toute perception est une vision d'une ombre sur une parois de la caverne dans un contexte de servitude extrême: les humains sont cultivés et enfermés dans ce monde virtuel pour alimenter les machines et ont pour engrais leurs propres congénères. L'accès au monde réel n'est alors possible que par un long travail d'initiation et d'adaptation au monde réel et aux vrais perceptions ainsi qu'à la libération de l'esprit des contraintes imposées par la matrice comme le montre le premier volet de la trilogie. Plus qu'une dissociation entre deux mondes, le monde réel apparaît comme le lieu de la vérité absolue et de l'accomplissement de la liberté véritable, loin de l'oppression et des mensonges des machines anthropophages.

 

III) Un révélateur des préoccupations de l'époque contemporaine

 

Plus qu'un show technique et scénaristique et un propos philosophique profond, la trilogie Matrix se révèle être un révélateur des préoccupations de l'époque contemporaine. La première préoccupation est sans conteste le rapport de l'humain et de la machine que l'on retrouve aussi dans Ghost in the Shell. La machine et l'intelligence artificielle s'y sont en effet développée au point que les machines ont pris leur indépendance, se sont rebellées contre les humains et sont parvenues à les soumettre. Cette inquiétude est proche de celle présentée dans Ghost in the Shell où la société s'est tellement robotisée qu'un pirate informatique est devenue une menace car il a trouvé le moyen de pirater les Ghost ou partie artificielle des cerveaux humains et s'est révélé être une forme de vie née de l'informatique et souhaitant s'affirmer comme un être pensant et vivant: le puppet master. Il faut en effet rappeler que le premier robot industriel a été créé en 1961 et que les progrès techniques en matière d'automatisme, de langage informatique et de mécanisation n'ont de cesse de rapprocher l'automate de l'apparence humaine. Cela est d'autant plus troublant qu'au Japon, on a longtemps compter sur la robotisation pour compenser la chute démographique et construit des automates en véritables sosies d'humains comme le montre le cas du robot Actroid-DER, un androïde développé pour assurer les fonctions d'accueil du public et qui a été présenté à l'Expo Aichi 2005. En outre, les organes artificiels sont un sujet de recherche intense depuis ces mêmes années et un thème récurrent de films tels que L'Homme Bicentenaire sorti en 1999 et qui se retrouve dans Matrix avec les organes servant à la culture des humains par les machines. Enfin, comment ne pas parler des inquiétudes liées à la toute puissance de l'informatique dénoncée dans la trilogie à l'heure où la société se rend de plus en plus dépendante de l'outil ordinateur?

S'ajoute à cela le débat sur le déterminisme et la contingence omniprésent lors de la rencontre avec le mérovingien. Là encore, la question est à la fois liée à la philosophie et à l'évolution des sciences à l'époque contemporaine et porte sur la possibilité de la liberté et du libre-arbitre en ce monde s'il est ou non dirigé par des lois de causes à effets comme l'explique Aristote. De là suit le thème de la politique et de la liberté: dans la matrice, l'Homme est prisonnier, servile et cultivé, tandis que dans le monde réel, il est enfin libre et en mesure de se mouvoir par lui-même. De telles questions sont à mettre en relation avec l'influence de 1984 de George Orwell qui justement met en scène un Big Brother, dans la trilogie la matrice, surveillant et dirigeant chaque acte, chaque pensée voire chaque perception des individus.

 

Conclusion

 

Le succès de la trilogie s'explique donc par une triple démarche. Tout d'abord, on note un show permanent au niveau du scénario et de la mise en scène par la structure du voyage initiatique et l'usage du Bullet Time. Puis, vient la modernisation de l'allégorie de la caverne de Platon qui donne à la fois une ambiance sombre et intrigante ainsi qu'un côté philosophique à la trilogie. Enfin, il y a le caractère de témoignage des préoccupations d'une époque, caractère venant a posteriori et qui n'est sans doute pas totalement le fruit d'un calcul ou d'une volonté de la part des réalisateurs. Ce dernier élément garantit sa continuité dans l'Histoire du cinéma et sa relecture permanente, critère de poétique qui joue dans le statut d'oeuvre d'art. Malgré quelques incohérences techniques et des publicités bien cachées, les trois films ont marqué la science fiction et se démarque largement de ses pairs. Que l'on apprécie ou non le genre, il aura fait sa place dans l'évolution du cinéma et aura influencé nombre d'oeuvres par la suite tels que Equilibrium sorti en 2002, ou Source Code sorti en 2011.

Dante

 

Filmographie

Matrix (1999) réalisé par les frères Wachowski

Matrix Reloaded (2002) réalisé par les frères Wachowski

Matrix Revolutions (2003) réalisé par les frères Wachowski

Ghost in the Shell (1995) et Ghost in the Shell 2: innocence (2004) réalisés par Mamoru Oshii (adaptation du manga du même nom de Masamune Shirow)

Bibliographie

Matrix, machine philosophique (2003), oeuvre collective, éd. Ellipses

Capture totale, Matrix, mythologie de la cyberculture (2006), Michaël La Chance, presses de l'Université Laval, Québec, coll "Intercultures"

Les jeux philosophiques de la trilogie Matrix (2011), Hugo Clémot, éd Vrin

 

Site critique

https://matrix101.free.fr/