Le liberté et vérité: la liberté est-elle "l'essence de la vérité" comme le disait Heidegger?

22/03/2014 01:04

Liberté et vérité:

La liberté est-elle "l'essence de la vérité"

comme le disait Heidegger?

 

Introduction

 

I) La thèse de Heidegger: la liberté comme essence de la vérité

 

II) Le scepticisme de Pyrrhon: la vérité inaccessible à l'essence imperceptible

 

III) Liberté et vérité: un rapport à repenser

 

Conclusion

 

 

Introduction

 

C'est au XXème siècle que Martin Heidegger déduit de son étude de la vérité que l'essence de celle-ci n'est autre que la liberté. Pour autant, le principe même de vérité soit d'accord entre l'intelligence est un objet apparaît comme inaccessible et est de fait largement remis en cause par le scepticisme notamment Pyrrhonien qui y voit une pure illusion. Il en va de même pour la liberté soit, au sens classique, l'expression de notre puissance d'être, qui est considérée comme douteuse par le scepticisme et le déterminisme. En effet, les sens et la logique semblent être loin de suffire pour accéder à des certitudes. Dès lors, faut-il penser la liberté comme essence de la vérité à la manière de Heidegger ou considérer ces deux concepts comme illusoires et les rejeter? Ne serait-il pas plus juste de repenser le rapport entre liberté et vérité? Pour le savoir, un premier point permettra de comprendre la conception heideggerienne de la vérité et de la liberté. De là, il sera possible d'aborder la critique du sceptique disant que la vérité étant inaccessible, son essence demeure imperceptible. Cette contradiction analysée, il faudra repenser les concepts et leurs liens intrinsèques.

 

I) La thèse de Heidegger: la liberté comme essence de la vérité

 

Heidegger donne dans son système un rapport particulier à la vérité et à la liberté lié au dévoilement de l'Etre ou apparition face au Dasein ou être-là. De là découle un lien d'essence qui peut démontrer par l'absurde. La vérité est classiquement définie comme l'accord entre l'intelligence et une chose/un objet ce qui est à différencier du jugement qui lui n'est que simple acte intellectuel. Heidegger conserve dans son système cette définition mais y ajoute une origine ontologique: il y aurait une vérité avant le jugement ou anté-prédicative qui rend possible le discours vrai. Cette vérité originaire ou ontologique n'est autre que le contact du Dasein et de l'Etre. Ainsi, comme pour percevoir la différence entre le jour et la nuit, il faut être ouvert à la dimension du visible, il faut être ouvert à l'Etre en général pour dire vrai sur tel ou tel étant. C'est ce que Heidegger appelle en grec l'"aietheia" ou "ouverture". En d'autres termes, la vérité originaire est le dévoilement des choses ou l'apparition de l'Etre au Dasein tel que ce dernier puisse dire vrai sur tel ou tel étant. La liberté dans le système heideggerien, quant à elle, est l'expression de la puissance d'être revisitée dans une profondeur plus grande encore. Il s'agit d'un comportement et non d'un attribut du Dasein laissant les choses être ce qu'elles sont sans bloquer leur voilement ou dévoilement en les soumettant à des concepts classique comme l'objet et ses propriétés diverses soit de laisser les choses dans leur pleine manifestation ou ouverture. C'est en tant que libre comportement envers les choses dans l'ouverture que Heidegger parle de la liberté comme l'essence de la vérité et comme le fondement de tout fondement. Le principe de liberté comme essence de la vérité devient tout ce qu'il y a de plus logique en connaissance des définitions. La démonstration par l'absurde permet d'en comprendre toute l'ampleur et l'exactitude a priori.

1°Soit la proposition:"l'essence de la vérité n'est pas la liberté"

Par là est posé que l'essence, ou ce qui fait le fondement du fondement, de la vérité classique et originaire n'est pas la liberté.

2°Soit alors la proposition:"le fondement du fondement de la vérité n'est pas la liberté"

De là, on déduit que la liberté ou le fondement de tout fondement n'est pas le fondement de la vérité

3°Dès lors, soit la proposition: "le fondement du fondement de la vérité n'est pas le fondement de tout fondement"

On arrive donc à une absurdité. L'essence de la vérité est donc bel et bien la liberté au sens des définitions de Heidegger. Ainsi, la conception heideggerienne pose un rapport d'essence entre liberté et vérité en démontrant leurs relations et leurs liens internes. Pour autant, ces deux concepts sont loin d'être des évidences que l'on peut poser comme des axiomes.

 

 

 

II) Le scepticisme de Pyrrhon: la vérité inaccessible à l'essence imperceptible

 

Le scepticisme et surtout celui issu de Pyrrhon, philosophe grec du Vème siècle avant J-C, montre que la vérité comme la liberté ne sont pas des choses qui vont de soi et qu'il n'y a pas plus douteux. La vérité semble au vue des arguments de ce courant comme une chose inaccessible et dont l'essence demeure imperceptible ce qui remet en cause la place de la liberté. Le doute cartésien introduisant le fameux "cogito" ne fait que compléter la liste des arguments de cette thèse. Le premier argument concerne l'insuffisance des sens et des jugements pré-conçus et, bien que repris du courant sceptique, est très bien résumé dans le doute cartésien. Parmi les connaissances que nous avons dans notre esprit, on peut distinguer celles que nous avons reçues dès le plus jeune âge et celle que l'on apprend dans les livres ou par des maîtres: les deux forment ce qu'on appellent les préjugés qui, selon Descartes, nous empêchent de bien juger: rester avec les préjugés c'est demeurer prisonnier des erreurs dont ils sont porteurs. Ainsi, l'individu qui a appris très jeune que le Noir était un être inférieur se sentira faussement supérieur en Côte d'Ivoire. Le préjugés n'est donc pas une source de certitude. Il en va de même pour les sens. Les sceptiques puis Descartes ont formulé ce deuxième argument: nous ne savons pas si les sens qui servent de fondement à nos connaissances ne nous trompent pas chaque fois que nous nous y fions, comme c'est le cas lorsque nous sommes en présence d'un mirage. Les connaissances, en tant qu'elles sont fondées sur les sens, sont donc toujours douteuses. En outre, les sens nous donnent un accès à la réalité, mais ce n'est jamais directement la réalité que nous connaissons par leur moyen, c'est notre perception de la réalité. Aussi, chacun a une perception propre du réel. Si la définition classique de la vérité est donc l'accord entre notre intelligence et la réalité alors les sens ne suffisent pas car ils n'offrent pas l'accès à la réalité prise pour elle-même.

L'autre problème qu'avance les sceptiques est celui de la régression à l'infini. Si les sens et les préjugés ne permettent pas l'accès à la vérité, il faut compter sur le raisonnement et la démonstration par proposition logique. Une fois une proposition prouvée, la vérité de cette proposition serait établie. Je prouve par exemple que Socrate est mortel parce qu'il est un Homme et que tout Homme est mortel. Mais pour que la démonstration soit juste, il importe que ses prémisses soient prouvés. Or, rien ne prouve que Socrate est bien un Homme et que tous les Hommes sont bel et bien mortels. Il faut donc une preuve de la preuve, puis une preuve de la preuve et ce à l'infini. Toute preuve exige une preuve antérieure, d'où la régression infinie. Aucune preuve ne peut donc être établie de manière sûre. Ainsi, la vérité absolument certaine apparaît comme inaccessible. L'argument cloue la critique à la fois les principes de l'empirisme et du matérialisme et ceux de l'idéalisme et du rationalisme. L'essence de la vérité semble donc impossible à percevoir étant donnée que la vérité est inaccessible d'après les arguments sceptiques. Ainsi, l'affirmation de Heidegger apparait comme a priori fausse. Comment peut-on affirmer que la liberté peut être l'essence de la vérité si la vérité est inaccessible et son essence imperceptible? Si cela était possible on aboutirait à un sophisme. Posons que la liberté soit bel et bien l'essence de la vérité. On entendrait par là un rapport intrasèque entre une chose inaccessible et une autre connue. La relation devient dès lors bien complexe car ce qui est inaccessible n'a pas d'essence perceptible. Ainsi, affirmer que la liberté est l'essence de la vérité reviendrait à dire que ce dont l'essence est imperceptible a pour essence la liberté: c'est un syllogisme. Heidegger pose donc un rapport qui malgré des définitions élaborées fonctionne mal. En effet, la relation d'essence ne serait valide que si et seulement si la vérité était accessible comme il le prétend. Mais les arguments sceptiques posent le doute et montrent que la vérité ne va pas de soi et que de fait l'affirmation d'une essence quelconque de la vérité est impossible à faire.

 

III) Liberté et vérité: un rapport à repenser

 

Face à une telle contradiction, force est de constater que les rapports entre vérité et liberté sont à repenser entièrement. En ce but, il faut tout d'abord remettre en cause la thèse sceptique sur l'accès à la vérité et redéfinir la liberté pour ensuite en étudier les interactions et enfin arriver à déterminer un rapport neuf. Le scepticisme dénonce bien les défauts des affirmations sur la vérité à l'image de celle de Heidegger. Mais, les arguments, notamment pyrrhoniens, amènent à une nouvelle erreur en disant que toute vérité est inaccessible. En effet, si toute vérité est inaccessible et que seul le doute devient réel, alors le doute lui-même devient une vérité. Ainsi, le doute même devient douteux. On en déduit alors que la vérité ne va pas de soi mais n'est pas inaccessible pour autant. Le Traité sur la Réforme de l'Entendement de Spinoza et la Critique de la Raison Pure de Kant nous en donnent des méthodes qui permettent de pallier les problèmes liés à l'insuffisance des sens, des préjugés et des raisonnement à rebours. La connaissance ne peut se baser exclusivement sur les sens et les préjugés. Il faut donc être en mesure de penser de manière logique et mener des raisonnements. Pour éviter la régression infinie, Spinoza conseille de partir de la pure évidence et de former des idées complètes ou axiomes, soit des idées contenant leur propre justification et donc ne nécessitant aucune preuve. Il s'agit de jugement qui s'impose à l'esprit de sorte qu'on ne peut penser autrement ce qui est jugé. Prenons pour exemple l'axiome II du deuxième livre de l'Ethique: "L'Homme pense". L'idée en soi contient sa propre justification puisque le contraire est entièrement absurde: affirmer que l'Homme ne pense pas, c'est affirmer en tant qu'être humain la pensée que l'Homme ne pense pas. Il n'y a donc aucunement besoin de preuve extérieure pour montrer que cela est un syllogisme flagrant.

Partir de tels idées permet d'échapper à la régression à l'infini, les idées complètes se prouvant par elle-même, et d'avoir un fond de certitude dans la quête de vérité en partant des réelles évidences. Il suffira ensuite de combiner ces évidences entre elles pour en tirer de nouvelles propositions qui seront des évidences secondaires. Mais, je ne peux être sûr que mon idée, même réellement évidente, corresponde à la réalité à laquelle je n'accède que par le biais de la perception sensible qui n'est pas la réalité elle-même. Il me faut donc, en plus de trouver des idées complètes, trouver des idées adéquates, afin d'être sûr que l'idée certaine est une idée vraie. Une idée adéquate est "une idée qui, considérée en soi et sans regard à son objet, a toutes les propriétés d'une idée vraie" (Ethique II Démonstration 4). Soit l'affirmation "tous les corps sont soit en mouvement, soit au repos". Si on se limitait à la perception sensible, on ne pourrait jamais être certain de la validité de la proposition, car on ne peut connaitre tous les corps. Mais il s'agit toutefois d'une idée adéquate car elle est unique et nécessaire: il n'y a pas d'autre façon de concevoir des corps autres que le mouvement et le repos, ou qui ne s'y ramène pas d'une façon ou d'une autre. Cette affirmation est claire et distincte parce qu'on ne peut la confondre avec une autre affirmation puisqu'elle est la seule possible. En outre, cette idée se suffit à elle-même, elle est complète puisqu'il n'y a pas d'autre façon de concevoir l'état des corps. Cette idée adéquate a donc toutes les propriétés de ce que serait une idée vraie sur l'état possible des corps: elle donc conforme aux propriétés d'une idée vraie et à la réalité même. La vérité est donc accessible par le biais des idées adéquates, qui peuvent constituer les premières bases suffisantes et certains de nos raisonnements et permettre de connaître la réalité non pas exactement telle qu'elle est en elle-même mais telle qu'elle doit nécessairement être. Cependant, cette méthode par le pure raisonnement logique serait incomplète ainsi: le raisonnement a besoin de concret. C'est une critique que fait Kant dans sa Critique de la Raison Pure: il faut du concept et de l'intuition pour être sûr d'accéder à la vérité. En s'inspirant de cette remarque, il est alors possible de repenser une méthode pour obtenir une vérité. Le raisonnement spinoziste doit donc pouvoir s'accompagner au maximum d'une expérience concrète lorsque cela est possible et lorsqu'il ne permet pas de répondre à un problème, laisser la place à l'expérience et la docte ignorance car il s'agit alors d'une chose à vivre et non à théoriser. C'est le cas de l'amour comme le démontre Platon par le biais de Socrate dans le Phèdre: il est impossible de théoriser le sentiment amoureux car c'est une chose qui se vit mais ne se théorise pas. Il serait folie en effet de ne se baser exclusivement sur la logique ou sur l'expérience, l'un entrainant des raisonnements trop loin de la vie et l'autre des généralisations absurdes de cas particuliers: rappelons que la formule H2O ne désaltère pas.

De là, il devient possible d'affirmer que la vérité est accessible et de repenser le rapport avec la liberté. On définit la liberté comme l'expression même de la puissance d'être de tout individu: autrement dit, tout individu s'il vit est forcément libre a priori. Cette puissance, et cette liberté de fait, varient en fonction des affects de Joie, de Tristesse et de Désir qui les augmentent ou les diminuent: nous sommes plus capables de choses et donc plus libres en se sentant bien ou "joyeux" au sens spinoziste que "tristes". Dès lors, même l'esclave est libre puisqu'il vit mais sa puissance d'être étant diminué par des affects extérieurs, sa liberté est donc bien moindre mais non pas parce qu'il est né esclave mais parce qu'il l'est devenu du fait de ces mêmes affects. Ainsi, soit la proposition "l'Homme est libre". Il s'agit là d'une idée adéquate puisqu'elle est unique et nécessaire: l'Homme s'il est vivant est forcément doter d'une puissance d'être qui lui est impossible de taire, la liberté étant l'expression de cette puissance, il est forcément libre. La proposition est en outre claire et distincte car on ne peut la confondre avec une autre proposition puisqu'elle est de fait la seule possible: dire que l'Homme n'est pas libre signifie que l'on affirme en tant qu'Homme libre que l'Homme n'est pas libre ce qui serait absurde. Enfin, cette une idée qui se suffit à elle-même car elle implique par elle même que son contraire est impossible. De fait, nous avons donc une vérité qui est pure accord de l'intelligence et de son objet qui est accessible et une liberté qui est tout ce qu'il y a de plus réelle et perceptible. Les éléments sont ainsi repensés dans leurs fondements.

De là, on peut observer des interactions entre la vérité et la liberté. D'une part, force est de constater que la recherche de la vérité implique que le chercheur soit libre ou en mesure d'exprimer sa puissance d'être et ce au plus au niveau possible. D'autre part, la découverte de vérité augmente notre liberté par la production d'affects de Joie et de ses dérivés: nous devenons de plus en plus autonome par la connaissance des causes qui nous déterminent. En effet, si l'Homme n'était pas libre, il ne pourrait atteindre la vérité, non pas parce que la vérité serait inaccessible mais parce que l'Homme en tant que chercheur non libre n'existerait pas: l'Homme est nécessairement libre sous peine de pas exister, car tout être qui existe a une puissance d'être qui s'exprime forcément de manière plus ou moins forte. Dès lors, s'il n'est pas libre, même au plus bas degré de liberté, l'Homme ne peut chercher la vérité car il ne peut exister. La vérité implique donc nécessairement la liberté. De la même manière, à force de découvrir des vérités, on augmente notre puissance d'exister et ainsi notre liberté. La découverte d'une vérité permet de connaître notre univers et les causes par lesquelles nous sommes déterminés: nous devenons plus des êtres libres a priori mais n'embrassant pas cette liberté entièrement et entrons dans une forme d'autonomie, une liberté qui de par son envergure "ressemble un peu à la mort" comme le dirait Sartre mais bien réelle. Or nous vivons en découvrant des vérités. Ainsi, la liberté commence dès l'entrée dans le monde par la découverte d'une première vérité: nous vivons. Ainsi, vérité et liberté s'entretiennent et font système. Peut-on pour autant parler de rapport d'essence entre ces deux concepts? Dans l'Ethique, Spinoza définit l'essence comme l'équivalent de l'existence ou en d'autres termes il n'y a pas d'essence sans existence et vice versa. Nous avons montré que vérité et liberté interagissent et font système. De même, nous avons vu que la liberté était l'expression de la puissance d'être et variait sa force en fonction l'intensité de celle-ci (nous sommes plus ou moins libre selon si notre puissance d'être est grande ou pas). Nous avons démontré que la vérité impliquait la liberté et l'existence qu'elle exprime et que la liberté impliquait la vérité car la découverte de notre propre existence à la naissance constitue la première vérité découverte et la première pierre faisant notre liberté. En d'autres termes, il n'y aurait pas de liberté sans vérité et pas de vérité sans liberté ou sans existence à exprimer. En ce sens, la liberté est bel et bien l'essence de la vérité.

 

Conclusion

 

L'affirmation de Heidegger pose donc problème dans les définitions que celui-ci pose dans Etre et Temps et les ouvrages de son système comme le montre les arguments avancés par le scepticisme: la vérité semble a priori inaccessible du fait de l'insuffisance des sens et des préjugés ainsi que de la régression à l'infini dans les raisonnements logiques. Pour autant, l'argument du doute a ses limites car on ne peut affirmer que toute vérité est impossible à percevoir sans remettre en cause le doute même. En repensant alors les concepts de vérité comme accord de l'intelligence et de son objet, accessible par une méthode joignant le raisonnement et l'expérience, et la liberté, posée par cette même méthode comme un axiome, ainsi que leurs rapports, il est possible de réaffirmer une nouvelle relation d'essence entre ces deux entités: parce qu'il ne peut y avoir de vérité sans liberté et de liberté sans vérité, la liberté est bel et bien l'essence de la vérité.

Dante